Ce n’est pas la chance qui nous fait réussir ou échouer. On réussit parce qu’on comprend comment fonctionne le monde et ce qu’il faut faire. On échoue parce que les autres le comprennent mieux que nous. Ils profitent de certaines choses, comme tes cousins, et ils ne les remettent pas en cause. Tant que ces choses fonctionnent pour eux, ils les soutiennent. Mais toi, tu vois le mensonge derrière ces choses parce que tu n’y as jamais droit.
Rien n’était plus évident que l’opposition entre la civilisation et la barbarie. Mais le meurtre de l’adjudant glouton ? Qu’était-ce ? Un simple acte de barbarie ou un acte complexe qui faisait avancer la civilisation révolutionnaire ? C’était forcément ça : un acte contradictoire qui correspondait bien à notre époque. Nous autres marxistes pensons que le capitalisme engendre des contradictions qui finiront par le mener à sa perte, mais à condition que l’humanité agisse. Or il n’y avait pas que le capitalisme qui fût contradictoire. Comme le disait Hegel, la tragédie n’était pas le conflit entre le bien et le mal, mais entre le bien et le bien, un dilemme auquel aucun d’entre nous, qui voulions participer à l’Histoire, ne pouvait échapper. L’adjudant avait le droit de vivre, mais j’avais raison de le tuer. N’est-ce pas ?
Et pourtant, si j’étais plus enclin à l’amour qu’à la guerre, mes choix politiques et mon travail au sein de la police finirent par m’obliger à cultiver une part de moi-même, la part violente, que je n’avais exploitée que dans mon enfance. Mais même dans la police secrète, j’ai surtout laissé les autres avoir recours à la violence devant moi. Je ne l’employais moi-même que lorsque je me retrouvais dans des situations dont mon intelligence ne pouvait me sortir. Situations si désagréables que les souvenirs de ceux que j’avais vus interrogés continuaient de me prendre en otage avec une obstination fanatique.