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Critique de JulienDjeuks


Il est important de noter que Marx a consacré sa thèse de doctorat en 1841 à la Différence de la philosophie de la nature chez Épicure et Démocrite (disponible ici). La filiation entre atomisme et matérialisme est ainsi évidente, Démocrite et après lui Épicure usant pour la première fois peut-être d'une analyse se basant sur des principes scientifiques détachés de toute croyance (rien n'échappe aux lois physiques du monde). Et c'est également cette rigueur qui fait du travail de Marx dans le Capital, une référence en matière d'analyse du système économico-politique. En revanche, si Nizan avait lu cette thèse, il aurait constaté que Marx déconstruit la filiation que l'histoire de la philosophie établit entre Démocrite et Épicure, et ne se reconnaît qu'en la seule philosophie du second. Démocrite ne développe pour lui aucune philosophie de résistance aux puissant. Cela n'empêche pas pour autant de voir l'atomisme comme outil précurseur de l'épicurisme et donc du matérialisme.

Nizan propose d'envisager différemment le courant matérialiste hérité de la pensée de Marx, non pas comme une proposition politique et idéologique concurrente du système en place, mais comme une lutte perpétuelle dans l'histoire contre la captation du pouvoir qui exploite par les puissants, notamment par la sacralisation d'institutions, de fonctions et de conceptions, qui tout en ayant l'air de protéger l'individu, sa sécurité, sa santé, son honneur, ses enfants, ses possessions durement acquises, permettent avant tout de préserver le pouvoir en maintenant cette personne dans un cadre qu'il lui est interdit de remettre en question. Ainsi la monarchie de droit divin, les titres de noblesse, la morale chrétienne... Mais on ne sanctifie pas moins aujourd'hui par le droit, les brevets, contrats, par les diplômes et discours d'autorité délimitant ce qui est acceptable de ce qui est déviant... On peut ici faire un lien fort avec la critique des institutions d'Ivan Illich dans La Convivialité, où il explique bien comme les institutions destinées à servir, comme la santé ou l'éducation nationale, deviennent - par le fait même qu'elles soient perçues comme indispensables, donc sacrées - des outils pervers qui emprisonnent l'individu dans des schémas de pensée et d'action, des besoins, des sacrifices et des dépenses qu'il croit nécessaires, et assurent en fait par ricochet la reproduction des classes dominantes (on pourrait aussi faire le rapprochement avec la pensée de Bourdieu).

Il s'agit chez Épicure de détacher l'individu de ce qui le gêne, de ses obsessions pour les possessions matérielles, les titres de gloire et la position sociale, de sa frustration venue de désirs puissants et irraisonnés, excités, par des normes sociales, des messages publicitaires, des fausses croyances... Ces obsessions et cette frustration sont les meilleures armes du capitalisme aujourd'hui comme hier, armes de tout pouvoir qui régule le marché et le jeu, parce qu'elles font de chacun un soutien de la tyrannie (on rejoint le Discours de la servitude volontaire de la Boétie, dans lequel l'homme soutient et favorise le système de servitude parce qu'il en obtient certains avantages). En dénonçant le culte du superflu et en prônant la distinction et la défense de ce qui est essentiel, les épicuriens annoncent deux millénaires à l'avance les critiques de la Société du spectacle de Guy Debord (le culte des divinités, les mystères et les oracles, les jeux du stade, forment le grand spectacle de l'antiquité), ou les critiques du fétichisme technologique de Günther Anders, pionnier de la décroissance.

Si la critique de la société marchande, la dénonciation de l'aliénation de l'humain par l'avoir, par le travail, par la dépendance à l'argent… telles que les développent Marx s'inscrivent clairement dans le prolongement de la pensée épicurienne, le marxisme révolutionnaire tel qu'il a été mis en application par exemple en U.R.S.S., avec son parti et son état tentaculaire, paraît aux antipodes. Souvent caricaturé et déformé comme une apologie de l'individualisme, confondu avec l'hédonisme du "tout pour mon bon plaisir" d'Aristippe de Cyrène (le disciple "raté" de Socrate), ou tout au contraire avec une ascèse et à un retirement de la vie sociale et politique (plus proche des Stoïciens et des ermites chrétiens), l'épicurisme est au contraire un retour à l'essentiel, une réaffirmation des besoins primaires de l'être humain et du collectif, afin de replacer ces fondamentaux dans l'ordre du monde, besoins qui doivent être à l'abri de tout pouvoir politique ou économique et qu'on est en droit d'exiger inconditionnellement (dont le non respect peut légitimer la désobéissance et la révolte). En cela, on rapprochera donc plus volontiers Épicure des anarchistes libertaires (leurs micro-sociétés d'entraide, leur refus de toute domination même dans la cellule familiale et de toute autorité transcendante), et des pionniers et tenants de la décroissance comme Günther Anders, Illich ou André Gortz… qui cherchent à poser des limites à la société économique en raison de priorités humaines ou biologiques et pour affronter une crise paralysante.
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