A Sally et Robert Fitzgerald
Jeudi (non daté, début 1952)
Je m’amuse beaucoup en lisant La Reforme en Angleterre de Philip Hugues. On s’y croirait. J’ai montré le livre à la bibliothécaire de l’université pour lui conseiller de l’acheter. Parfois il arrive, par erreur, qu’un étudiant choisisse un bon livre; mais, d’après elle, c’est plutôt rare. Ils font très attention. Elle m’a dit qu’ils n’en avaient que pour la sociologie et l’étude des « cas ». Oui, les cas sont à la pointe de la mode.
Les réfugiés de M’man ne sont pas encore là. Elle ne sait pas pourquoi. A son avis, je devrais être capable de leur apprendre l’anglais; au moins les rudiments. J’ai protesté que je n’étais pas à la hauteur. Elle m’a répondu que, pour sa part, elle s’en sentait parfaitement capable. « Comment? ai-je demandé. - Tout simplement en écrivant A N E : ANE, et en dessinant un âne à côté », m’a-t-elle expliqué. Rien à dire, elle à réponse à tout.
Les Macauley m’ont invitée à venir à Greensboro, en mars, pour une sorte de forum culturel ou Katherine Anne Porter tiendra la vedette. Ce sera peut-être l’occasion de voir ce que valent mes jambes de voyage…
J’ai dû aller me faire photographier comme m’en priait mon éditeur. Toutes les photos sont mauvaises. Sur celle que j’ai envoyée, on dirait que je viens de mordre ma grand-mère et que c’est un des rares plaisirs qui me reste en ce monde.
Mais toutes les autres sont encore pires.
Nous avons beaucoup apprécié votre carte de Noël et reconnu la ribambelle d’enfants qui y figurait.
Je n’ai vraiment pas l’impression que l’artiste ait le droit de se situer au-dessus du commun des mortels. Et d’abord c’est qui le commun des mortels ? J’avoue que je l’ignore. J’en viens à détester ce titre d’artiste, s’il vous place au-dessus des autres alors qu’il ne désigne qu’un certain métier, une façon d’essayer de communiquer et l’espoir d’y parvenir. La matière employée n’est pas plus noble qu’une autre et la volonté de faire de son mieux existe dans n’importe quelle sorte d’activité.
Jamais la queue du paon n'a été aussi belle. Malheureusement il a plu durant trois jours et il n'a pas pu la sécher. Avec dix-neuf petits paons gémissants ou criant dans leur arbre toute la nuit, on dirait qu'un choeur grec au grand complet se fait assasiner lentement, dans les formes et selon les rites.
Qu'avez-vous pensé du livre de Maritain ? C'est étrange qu'il parle de ses rêves. On ne rêve pas d'une forme pour y introduire ensuite la vérité. C'est la vérité qui crée sa propre forme laquelle est indispensable à l'existence de l'oeuvre d'art. Avant on sait ce que l'on veut dire mais on n'a pas les mots justes pour l'exprimer.
A "A", 4 mai 1957.
Vous avez raison quand vous dites qu'on ne comprend pas davantage les émotions ordinaires que celles qui sont exceptionnelles. Mais un écrivain n'a pas à comprendre, seulement à "rendre". Et pour rendre l'émotion, il n'est pas nécessaire de l'avoir ressentie, il suffit de la contempler, ce qui ne signifie pas la comprendre, ou, si vous voulez, il s'agit de comprendre ce que l'on ne comprend pas... Je me demande souvent comment j'ai pu écrire certaines choses auxquelles je n'avais jamais pensé consciemment. Sans doute les expériences vécues et les autres ont-elles des points communs, se déroulent-elles sur des plans parallèles. c'est un peu comme de voir grâce à l'analogie.
A "A", 17 novembre 1956.
Ce qui m'amène au sujet embarrassant de mes lectures, ou plutôt de celles que je n'ai pas faites et qui ne m'ont donc pas influencée. J'espère que personne ne me posera jamais cette question en public. Si cela m'arrivait, j'ai l'intention de prendre un air sombre et de grommeler: "Henry James, Henry James", ce qui serait le mensonge le plus proche de la vérité.
A "A", 28 août 1955.
Mon oncle Louis (Cline) me transmet tout le temps des messages des gens qui ont lu La sagesse dans le sang. Le dernier me demandait pourquoi je ne parlais pas de personnages sympathiques. "Elle écrit ce qui se vend", a répondu l'oncle Louis. Un autre amateur, qui passe pour un "cerveau" m'adresse par son intermédiaire la critique suivante: "C'est un bon bouquin, bien écrit et tout et tout, mais dis-lui d'écrire la prochaine fois sur des gens riches. Je suis vraiment fatigué de lire des histoires de pauvres types."
A Sally et Robert Fitzgerald, 25 janvier 1953.
J'ai commencé à peindre moi-même, surtout des poulets, des pintades ou des faisans. Ma mère apprécie vivement mes tableaux ; elle les préfère à mes travaux littéraires. Figurez-vous que l'éditeur a envoyé un exemplaire de mon roman à Evelyn Waugh qui a daigné remarquer : "S'il s'agit vraiment de l'oeuvre d'une jeune demoiselle et que personne ne l'a aidée, c'est tout à fait remarquable." Ma mère s'est sentie profondément insultée. Les mots : "si" et "demoiselle" lui sont restés dans la gorge. "Cet homme suppose-t-il que tu n'es pas une demoiselle? m'at-elle demandé. Et d'abord, qui est-il?"
A Robert Lowell, 2 mai 1952.
J'ai maintenant vingt et un canards bruns, aux ailes striées de bleu. Où qu'ils aillent, ils marchent en file indienne.
A Sally et Robert Fitzgerald, 20 septembre 1951.