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Critique de Sofiert



Le roman débute comme un conte et on pourrait presque observer les jeux des petites filles comme si elles étaient des héroïnes de la comtesse De Segur, sauf qu'elles jouent avec des pistolets décorés de roses au milieu d'un labyrinthe de rosiers.
Marie et Sadie, les deux petites aristocrates, sont présentées comme "deux poupées destinées aux petites filles, l'une blonde et l'autre brune".Sauf qu'elles viennent de tuer la bonne qui s'est interposée dans leur simulacre de duel.

La situation initiale donne le ton de ce roman aux accents de conte gothique et de roman-feuilleton qui débute en 1873 dans une ville découpée en quartier du Mile doré et quartier du Mile sordide.
Heather O'Neill s'amuse à une présentation très manichéenne de ses héroïnes : la blonde Marie est qualifiée de "charmante" alors que la brune Sadie apparaît "diabolique". Marie est la riche héritière d'un père qui l'idolâtre, elle séduit et fascine tous ceux qui l'approchent. Par opposition, la ténébreuse Sadie se montre arrogante et gêne sa famille qui désapprouve sa maturité et craint son intelligence.
La rencontre entre les fillettes est décrite comme un coup de foudre, une fascination réciproque et leurs serments d'amitié ressemblent à des déclarations d'amour, prélude à une amitié amoureuse passionnelle.

Alors que Sadie est envoyée dans un pensionnat en Angleterre en guise de punition et qu'elle découvre ses talents d'écrivaine,  Marie découvre le monde de l'usine et prend goût à la richesse et au pouvoir. Pour ne pas perdre son ascendant sur les ouvriers, elle décide d'annuler ses fiançailles avec le frère de Sadie parce qu'elle sait qu"il allait la priver de tout son pouvoir, comme son père l'avait fait avec sa mère. "
"Sadie était morte pour elle. Mais elle ne pleurait pas Sadie, elle pleurait la part d'elle-même qui avait déjà aimé Sadie. Elle avait mis de côté son amour pour son père et désormais elle mettait de côté son amour de jeunesse. Au cours des jours suivants, elle savait qu'elle allait devenir un monstre. Debout sur le balcon, elle laissait advenir la métamorphose. "

Cette prise de conscience féministe, la peur de disparaître derrière un mari," jusqu'à n'être plus qu'une esquisse sur une feuille de papier ", traverse toutes les femmes du roman, et peu importe que cette révélation ne se déroule pas toujours de manière exemplaire. Marie devient alors la parfaite représentante de la classe dirigeante qui exploite et opprime la classe ouvrière.

Quant à Sadie, version féminine du marquis De Sade, elle écrit un roman pornographique, "Justine et Juliette" , où le désir des femmes triomphe sur le désir des hommes. Dans cette perspective, elle construit un monde où les femmes découvrent la perversion et la volupté en laissant libre cours à leurs fantasmes.
Comme chez Marie, ses revendications en faveur du plaisir féminin sont purement égoïstes : ni l'une, ni l'autre n'envisagent de participer à la Révolution qui s'amorce sous l'impulsion d'autres femmes.

Toutes deux appartiennent à la haute bourgeoisie et sont totalement déconnectées de la réalité du peuple, même si Sadie a passé quelques années dans le bordel du Mile sordide. Pourtant, elles sont, bien malgré elles, les instigatrices d'une révolution fomentée par les ouvrières des manufactures: l'une parce qu'elle s'oppose à l'amélioration des conditions de travail au nom de la rentabilité , l'autre parce qu'elle est à l'origine des pamphlets contre le patronat.

Si la Révolution industrielle sert de décor à ces quartiers ouvriers de la fin du XIXe, une autre révolution se prépare menée par Georgina Danton, Mary Robespierre et Jeanne-Pauline Marat contre la bien-nommée Marie Antoine.
Par ses clins d'oeil onomastiques, l'autrice place avec humour les trois femmes sur un piédestal révolutionnaire et féministe.

Georgina, la plus sincère et empathique d'entre elles, est une orpheline élevée dans une maison close. Non-binaire, iel a choisi le prénom George et s'habille en homme parce que la vie est ainsi plus facile.
" Comme elle ne se voyait réellement ni comme un homme ni comme une femme, peut-être que les autres ne la voyaient pas comme une personne à part entière, avec des sentiments, une dignité, et un besoin d'amour aussi grand que celui de n'importe qui."
L'échec de sa relation amoureuse avec Sadie est à l'origine de son désir de vengeance, mais elle a toujours envisagé ses relations avec les femmes dans un esprit de sororité, d'entraide et d'affection.

Les choses sont différentes pour Mary Robespierre, l'une des filles illégitimes ( elles sont toutes nommées Mary) du père de Marie qui avait la détestable habitude de forniquer avec toutes les bonnes.
Essentiellement motivée par la haine et la jalousie, elle veut s'emparer de la fortune de Marie et on comprendra par un ultime rebondissement toute la légitimité de son combat. Elle est cependant aussi animée, en tant que femme et ouvrière, du désir de lutter pour l'égalité des droits sur le principe qu'en atteignant ses objectifs, "leurs droits seraient plus ou moins inévitablement défendus du même coup".

Avec une plume originale, entre préciosité et libertinage, entre imbroglio romanesque et réalisme militant, Heather O'Neil explore la condition féminine au XIXe S, et rebondit sur la question du genre et du désir féminin en mettant en scène des femmes qui s'imposent et décident de prendre le pouvoir, au risque d'agir avec le même égocentrisme que le patriarcat.
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