Citations sur Le voyage de Robey Childs (37)
Il savait désormais que tout doit mourir tôt ou tard, et il savait que la vie n’est que bien peu de chose. Il savait que tout ce qui existait avait existé auparavant. Il savait que la vie d’un homme ne tient qu’à un fil ténu, quels que soient ses actes, ses déclarations et l’opinion qu’il a de lui-même. Il savait que la terre était courroucée et que le mal était aussi vivant que n’importe quel homme ou n’importe quelle femme. Il savait que la vie ne signifiait pas grand-chose pour lui, mais là, il s’agissait de la vie de son père.
Il n’y avait plus qu’un père qui transmet son savoir et un fils qui apprend la leçon, intemporels dans leur existence, le père qui renaît dans son fils, comme le grand-père et le père avant lui et ainsi jusqu’au premier. La vie est reprise au père, celle du fils se poursuit et comme toujours, on ne se fonde que sur l’inconnu pour privilégier un état d’existence par rapport à un autre.
Il décréta, à partir de ce jour et à tout jamais, que seul un Dieu sans cœur pouvait laisser un tel désespoir frapper la terre, ou, comme le disait son père, un Dieu trop fatigué pour être en mesure de faire tout le travail qu’on attendait de lui.
Tout cela n’était que quelques petites images dans lesquelles son esprit avait pu mettre de côté ce qu’il avait vu pour le garder en mémoire car, dans ces champs de sorgho, gisaient cinquante mille victimes, cinquante mille hommes tués et blessés, manquant à l’appel. Ils étaient en morceaux épars.
Ils étaient morts sur le champ de bataille, et maintenant ils mouraient de la route et sur la route, et ceux qui tombaient étaient réduits en bouillie par les roues cerclées de fer qui leur passaient dessus, par les sabots des chevaux et le piétinement de tous ces soldats qui allaient pieds nus.
Cette nuit était une nuit de guerre. La guerre était dans la pluie qui tombait. La guerre était dans le mince croissant de lune. La guerre était dans la terre sur laquelle ils posaient les pieds, et dans le ciel sous lequel ils se tenaient. Il dut se faire violence pour repousser l’envie de se pisser dessus, et quand l’envie lui fut passée, il s’arma du revolver pris sur un homme mort, puis il en prit un deuxième qu’il fourra dans sa ceinture. Il se dit, comme si c’était à lui qu’il appartenait d’en décider, qu’il ne laisserait plus personne lui tirer dessus – qui que ce fût, et de quelque camp qu’il fût sur cette petite terre –, pas s’il pouvait abattre ce salaud d’abord. La guerre ne parviendrait pas à le tuer.
Ce fut au cours de ces douloureuses journées que se manifesta peu à peu l’homme qu’il allait devenir. Il supporta sa souffrance, il résista à sa blessure, comme si c’était le signe qu’il était lui aussi la victime ensanglantée de la folie qui s’était emparée du pays. Il n’évitait plus les gens, ni les cavaliers solitaires, ni les troupeaux du Sud ramenés en esclavage. Il ne redoutait plus leur présence sur les routes, et le changement qui s’opérait en lui n’avait rien d’incroyable à ses yeux. Il avait vécu ces expériences et il n’était pas mort. Il respirait. Toutefois, ce n’était encore que le début, et il n’était pas assez âgé pour connaître tous ces changements, il n’en savait même pas assez pour y penser en ces termes.
-Tu vas ramener ton père à la maison?
-Je l'ai promis à ma mère.
-Il vaut mieux se rompre les os que rompre une promesse.
-Oui, m'dame.
-Et n'oublie pas, poursuivit-elle en posant les mains sur les épaules du garçon, le danger ne s'attarde pas auprès de ceux qui ne craignent pas de l'affronter.
Une lourde rosée était tombée et le champ humide qui s'étendait devant eux sous la lune ressemblait étrangement à un large sentier de diamants blancs dans un paysage de velours bleu.