La Carte du Temps

Gillian faisait partie de ces lecteurs voraces qui croyaient que bien écrire était comme décorer un carrosse. Cette conviction avait pour résultat une écriture léchée, peuplée d'ornements grotesques et de démonstrations verbales qui s'étranglaient dans la gorge. Quand il eut atteint la dernière page, Wells ressentait des nausées esthétiques. Ce roman ne méritait pas d'autre destin que le feu de la cheminée et même, si les voyages dans le temps étaient à l'ordre du jour, il serait obligé de voyager vers le passé et de détruire les mains de cet individu à coups de massue avant qu'il ne rende infâme le devenir de la littérature avec cet avorton. 462-463

En fait, tout bien considéré, son existence se présentait comme une succession de mauvais choix, dont le dernier menaçait de projeter sa vaste ombre sur le futur. Mais cette vie d'erreurs, si peu édifiante, était sur le point de s'achever. Cette fois, il croyait avoir fait le bon choix, celui qui consistait à ne plus choisir. Il ne se tromperait plus à l'avenir, car il n'y aurait même plus d'avenir. Il allait le démanteler sans égard, en appuyant l'une de ces armes sur sa tempe droite. Il ne semblait pas y avoir d'autre issue : annihiler le futur était le seul moyen à sa portée d'exterminer le passé.

Le fait de mourir ne l'effrayait en soi pas le moins du monde, car la peur de la mort, que ce soit sous la forme d'un pont vers un lieu biblique ou d'une planche malicieusement suspendue au-dessus du néant, provient toujours de la certitude que l'univers ne mourra pas avec nous, mais suivra son cours, comme le chien continue à vivre après l'extraction de la tique.

Il (Wells) n'avait vu Gillian Murray que deux fois, mais il n'en faut pas davantage à certains hommes pour se créer des ennemis.

Tant qu'il y aura des hommes qui ne se contenteront pas de cueillir les fruits sur les arbres ou de taper sur des tam-tams pour appeler la pluie, et qui décideront d'utiliser leur intelligence pour dépasser le rôle de simples parasites de l'oeuvre de Dieu, la science ne disparaîtra pas.

L'Empire compte conquérir la Lune. Qu'ils le fassent... Mais le futur m'appartient. (Gillian Murray à Andrew et Charles)

En termes généraux, presser la détente signifiait donc abandonner la partie, faisant avorter toute possibilité d'obtenir de meilleures cartes lors de la prochaine distribution.

La véritable littérature devait remuer le lecteur, lui faire mal, modifier sa perception des choses, le jeter d'une poussée précise de la falaise de la clairvoyance.

Pour elle, son époque manquait d'attrait, d'émotion, bref, l'ennuyait.

Claire Haggerty aurait aimé vivre à une autre époque pour ne pas devoir étudier le piano, porter ces robes inconfortables, choisir un mari dans l'essaim de prétendants avides qui la traquait (...). Elle venait d'avoir vingt et un ans et, si quelqu'un s'était approché pour lui demander ce qu'elle attendait de la vie, il aurait juste entendu : "Rien, juste mourir".