J'ai dit [à mon père] : Mais c'est normal que du côté de ta mère personne ne porte son vrai nom ? (...) Et j'ai appelé sa soeur. (...)
La tiotia [tante] soupire. Et elle dit :
Comme ça, juste comme ça, elle n'aimait pas comment ça sonnait, Pessah. Elle ne trouvait pas ça joli. C'est tout. Elle a changé ses papiers en 1954 mais aussi loin que je me souvienne elle se faisait appeler Polina. Chez les juifs, il y en a beaucoup qui ont pris des noms russes.
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Ma mère aussi veille sur mon russe comme sur le dernier œuf du coucou migrateur. Ma langue est son nid. Ma bouche, la cavité qui l'abrite. Plusieurs fois par semaine, ma mère m'amène de nouveaux mots, vérifie l'état de ceux qui sont déjà là, s'assure qu'on n'en perd pas en route. Elle surveille l'équilibre de la population globale. Le flux migratoire: les entrées et sorties des mots russes et français. Gardienne d'un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français. Sentinelle de la langue, elle veille au poste-frontière. Pas de mélange. Elle traque les fugitifs français hébergés par mon russe. Ils passent dos courbé, tête dans les épaules, se glissent sous la barrière. Ils s'installent avec les russes, parfois même copulent, jusqu'à ce que ma mère les attrape. En général, ils se piègent eux-mêmes. Il suffit que je convoque un mot russe et qu'un français accoure en même temps que lui. Vu!
« Ça l’écorche ? Ça lui fait une saignée ? . Ou alors elle a peur que je me glisse dans sa langue de procureure . Le prénom comme cheval de Troie. Et une fois à l’intérieur, shlick. Un jaune d’œuf qui coule. Poc. Une fusée dans l’œil . Elle a peur que je la féconde , ouais . Elle a peur que je lui mette ma langue dans la sienne et de ce que ça ferait . Elle a peur de ses propres enfants en fait . Franchement si on se léchait les langues , ça serait tellement mieux . Un bon baisodrome de langues , ça serait tellement mieux » .
Ma tante a le judaïsme clignotant. Chez elle "le peuple juif" oscille entre le "nous" et le "ils". Elle est juive sans l'être. On dirait que c'est au cas où. Au cas où quoi je ne sais pas mais si je pose une question sur le "nous", il faut y aller mollo sinon on a vite fait de rater l'embranchement et on se retrouve en plein "ils".
Il semblerait que si je dis Sava ?, l’autre va comprendre que je demande comment il se porte. Et si je dis Sava ! on comprendra que je vais bien. Je ne sais pas pourquoi. À Moscou, « sava » veut dire « hibou ». Je ne sais pas pourquoi ici il faut dire « hibou » pour se donner des nouvelles.
Mon audience a lieu au tribunal de Bobigny. Convocation à 9 heures. Je n'y suis jamais allée, je pars en avance. En descendant dans le métro, je tape Comment parler à un juge ? dans la barre de recherche de mon téléphone. Après trois stations, je me demande s'il va vraiment falloir commencer chaque phrase par votre honneur, monsieur le président ou madame la juge. Je me demande si au tribunal ils font comme certains parents. Si on leur répond juste oui, ils disent oui qui? Tant que tu n'as pas dit oui madame la juge, ils t'ignorent.
Quand t'as tes règles t'as pas le droit d'entrer dans l'église. T'as pas le droit parce que t'es sale et l'église c'est propre alors t'attends. T'attends d'être propre, et quand c'est bon tu y retournes avec ta jupe longue, tes cheveux couverts et ta phase lutéale.
A la rentrée de quatrième, je reçois un courrier de Lionel Jospin. C'est le Premier ministre.
Ma sœur dit C'est pas lui qui a signé c'est une machine.
N'empêche.
Dans le courrier il écrit « française de plein droit par naturalisation du père. Autorisée officiellement à s'appeler Pauline. » Mon père dit C'est bien, ça te donne le choix. Maintenant c'est officiellement Polina dedans et Pauline dehors.
L’accent c’est ma langue maternelle.
D’ici là, je ne vais plus regarder leurs bouches. Je ne vais plus écouter les sons qu’elles font. Je vais attendre que ma mère revienne. Qu’elle revienne et qu’avec elle reviennent tous les mots.