Avec une plume irrévérencieuse, des jeux sur le langage réjouissants, des anecdotes parfois hilarantes,
Polina Panassenko réussit à explorer subtilement les méandres identitaires d'une immigrée russe, naturalisée française à 14 ans.
Ne passez pas à côté de ce récit découvert dans le cadre d'un bookclub consacré aux romans familiaux.
C'est au tribunal de Bobigny que s'ouvre ce roman : Pauline, immigrée russe et naturalisée française à 14 ans, plaide pour retrouver son prénom de naissance - Polina - perdu sans même qu'elle ne s'en rende compte. En même temps que le lecteur découvre la narratrice dans ses démarches judiciaires ubuesques, elle dévoile peu à peu son histoire familiale ; on suit ainsi le cheminement qui l'a conduite à cette reconquête identitaire.
Tenir sa langue est d'abord un roman à la fois drôle et émouvant qui raconte l'histoire d'une famille russe aux prises avec les derniers soubresauts de l'Histoire soviétique. Alors que parents et grands-parents maternels sont aux abois devant le poste de télévision, assistant en direct à l'effondrement de l'URSS, c'est par le prisme de la narratrice, alors âgée de 5 ans que nous appréhendons les événements, à l'instar de ces « grosses boîtes kaki avec une sorte de kaléidoscope intégré roulant les unes derrière les autres » lors du putsch de 1991. A partir de ces bribes d'informations, le lecteur attendri peut ainsi reconstituer ces épisodes marquants de l'Histoire russe qui ont bouleversé le quotidien de la famille, jusqu'au déménagement à Saint-Etienne.
Le récit par la jeune Polina des découvertes gastronomiques, culturelles et sociales du pays d'adoption donne alors lieu à des passages savoureux ; mais il est aussi émouvant, notamment quand elle évoque la maladie de sa mère ou lorsqu'elle se remémore les retours estivaux dans la datcha familiale : les retrouvailles avec les grands-parents dans « ce jardin d'Eden » contribuent à alimenter la mythologie familiale et à cimenter l'attachement de Polina à la culture russe.
Tenir sa langue ou plus précisément « tenir à sa langue » se présente d'abord comme un bel hommage à son histoire familiale et à une culture riche et emblématique.
En outre, le roman explore avec subtilité et beaucoup d'humour les tiraillements « langagiers » auxquels est en proie la narratrice, écartelée entre le russe parlé à la maison et le français qui envahit peu à peu son quotidien ; aussi apprend-elle à «
tenir sa langue », ou plutôt « tenir ses langues : « Russe à l'intérieur, français à l'extérieur. C'est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l'enlève. » Si dans leurs formulations, les craintes de la jeune Polina prêtent souvent à sourire, elles révèlent la difficulté de faire coexister deux langues qui semblent se mener une guerre sans merci : d'un côté, sa mère veille à ce que sa fille se nourrisse suffisamment de « russe », n'hésitant pas à chaque occasion à chasser les mots parasites français ; de l'autre, la jeune fille ne peut s'empêcher d'éprouver une certaine gêne quand elle l'entend chanter en français : l'accent russe, pourtant chéri, devient un traître dès lors qu'il fait « tomber la langue natale dans le domaine public ».
Car, derrière l'obligation de «
tenir sa langue », se décèle la peur, celle de l'étranger d'être démasqué, celle de l'autre d'être stigmatisé : « Pensez-vous que c'est dans votre intérêt d'avoir un prénom russe dans la société française ? », assène la procureure à Pauline alors que celle-ci tente de plaider sa cause. de fait, l'histoire de la narratrice entre en écho avec d'autres histoires, celle de sa grand-mère paternelle juive obligée de « russiser » son prénom, mais aussi celles de Jallal Hami rencontré sur les bancs de Science-po, ou de Khaïrulla/Fédia, immigré tadjik croisé après les funérailles du grand-père. Redevenir Polina devient alors la première étape émancipatrice grâce à laquelle la jeune femme pourra s'affirmer avec fierté et « frictionner » enfin harmonieusement « le français contre le russe ».
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