Tout le monde n’a pas le génie de Jean de La Fontaine pour raconter de petites histoires admirablement mises en scène. Sûrement pas moi. Et si La Fontaine avait triché lui aussi ? Et s’il avait été le Tartuffe de Molière bien avant l’heure, en s’inspirant librement des travaux d’Esope pour écrire ses fables ? Esope, ce conteur d’histoire grec du 7ème siècle avant Jésus-Christ, cet esclave affranchi bègue et bossu dont on ne sait finalement rien. J’essaye péniblement de me racheter une conscience en me disant peut-être, que la création artistique n’est que le fruit d’un long héritage du talent des autres. Tout n’est qu’imposture.
Dans ma tête s’enchainent ineptie sur ineptie. Je me déteste. Qu'ai-je donc fait pour mériter ça ? Mon cerveau abrite un vieux disque dur dont le moteur est incapable d’animer le bras de lecture et d’écriture. Mon esprit nécessite une défragmentation totale et les clusters de mon âme se vident inexorablement. Je regagne ma place et pose mes mains sur cette planche de bois qui me donne l’illusion d’être quelqu’un de bien. La feuille A4 est restée invariablement blanche. Je la saisis violemment comme épris de folie en la réduisant en boule, et je la projette contre la baie vitrée, en plein sur la Tour Eiffel.
Un metteur en scène incapable d’écrire un scénario et de bâtir une belle intrigue devient bien malgré lui, le créateur raté de broutilles sans intérêt. Ma carrière est fichue. Je pourrais demander à d’autres d’écrire pour moi, mais je n’ose pas. J’ai honte. Honte du regard des gens, de ce qu’ils vont penser de moi. Qui me fera confiance à nouveau ? Personne, assurément. Et je finirai ma carrière dans une déprime complète, en tournant des documentaires animaliers ou des pubs pour la télé. Un petit technicien de l’image. Le cadreur déchu de la profession qui n’intéresse plus personne, un minable. Je sombrerai alors comme un bloc de béton dans les profonds méandres de l’anonymat. Que penseraient les acteurs de moi ? Mon producteur, mon agent, mon distributeur, mon équipe technique ? Tous ces professionnels et amis qui me suivent depuis tant d’années dans tous mes délires. Ai-je le droit de les décevoir en les embarquant bien malgré eux sur un tournage sans queue ni tête ?
Faut pas lui en vouloir. Ce n’est pas sa tasse de thé, les comiques second degré. Il n’aime pas ça. Il préfère l’humour bien potache. N’insistez pas. Moi par contre, j’ai bien aimé. Je trouve que vous avez un truc. Dans le regard, l’intonation. Je ne sais pas, faut creuser. Tenez, voici ma carte, je suis attachée de presse. Je connais pas mal de monde à Paris. Bossez votre spectacle et rappelez-moi dans trois mois.
Je suis atteint de leucosélophobie. Mon inventivité vient de me larguer. Je peux rester des heures entières devant une page obstinément vierge qui me renvoie le reflet de ma triste image : celle d’un cinéaste, conteur d’histoire qui n’y arrive plus. De toutes les façons, je n’y suis jamais arrivé. Je ne suis pas un auteur. Tout juste un technicien, et encore. J’ai une peur aussi, indescriptible. Celle de décevoir les milliers de gens qui me font confiance et me trouvent si gentiment talentueux, au travers de mes films, de mes personnages et de mes interviews.
Sous le coup de l’émotion, Julien était livide, hypnotisé par cette scène déchirante mais bien réelle. Aucune larme ne coulait sur son visage. Il n’arrivait pas à croire à cette histoire. Comme le scénario mal ficelé d’un film raté où rien n’est crédible : les acteurs jouent mal et la musique ne transporte aucune émotion. Un film dont on se languit la fin comme pour mieux passer à autre chose. Accoudé au comptoir du bar, il s’imaginait avoir fait un mauvais rêve. Il entendrait à coup sûr le réalisateur de ce très mauvais polar crier : Coupez !