Une enquête de Nicolas Le Floch : Le prince de Cochinchine

Voilà, se disait-il, un homme qui aurait pu vivre de sa rente, dans le confort et dans le luxe et qui, année après année, se dépensait sans compter, sacrifiant ses jours et ses nuits au service de l’État et du roi. Avait-il le droit, lui, Nicolas Le Floch, marquis de Ranreuil, de se plaindre ? Certes la vie lui avait réservé bien des épreuves, mais aussi d’exaltantes satisfactions. Et voilà que sa famille s’ancrait dans sa vieille terre natale. Ce bonheur lui imposait d’en solder le privilège. C’est cela qui devait conforter son dévouement au service du roi, en repoussant les tentations du retrait.

« Les intrigues se mènent parmi les ténèbres. »
Bossuet

L’union d’Antoinette avec Lord Charwel l’avait meurtri quoi qu’il en eût. Il n’avait encore rien décidé et ne s’en était pas ouvert à Aimée. Au fond de lui-même, il redoutait un bouleversement qui compromettrait de vieilles habitudes dans lesquelles tous deux se complaisaient. Tous deux avaient leur vie dans des endroits éloignés, ce qui relevait chacune de leurs retrouvailles d’une ardeur renouvelée. Cet état favorisait une liberté dont ils n’abusaient pas, mais qui, à tout le moins, leur permettait de dissimuler, dans l’esprit du temps, les quelques écarts sans suites que l’un ou l’autre s’autorisaient. La question du mariage demeurait pendante, mais il était conscient que l’écart des âges se faisait plus sensible.

Je vous le répète, ne vous mettez pas martel en tête ; vous êtes jeune et vous en verrez d’autres. Plus on est proche de Sartine et plus il goûte de vous infliger de désagréables nasardes. C’est ainsi qu’il entend bronzer ses collaborateurs. Dans cette affaire vous n’avez pas démérité, mais plutôt prouvé votre valeur, au risque d’ailleurs de votre vie. Je ne veux pas savoir votre nom véritable, c’est une sauvegarde. Pour le coup, monsieur, soyons amis si vous le voulez. Rien ne rapproche plus qu’un risque affronté en commun.

L’homme possédait une culture étendue qui procurait beaucoup d’intérêt et de ragoût à une conversation avec lui. Ils se retrouvèrent dans leur commune admiration pour le compositeur Grétry. Leur jugement concordait sur Les Méprises par ressemblance données à Paris par la Comédie italienne l’hiver précédent. Ils avaient apprécié le plaisant des dialogues, mais regrettaient la multiplicité des incidents qui précédaient le dénouement.

Ce n’était pas quelques cheveux blancs qui pouvaient l’accabler, ni le fait d’être devenu l’aïeul, chef de sa maison. Au beau temps succédaient les nuages et parfois la tempête.