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Critique de batlamb


Au début, j'ai eu un peu de mal à trouver un point d'entrée dans cet immense château. Où m'étais-je aventuré, et qui étaient ces personnages un peu laids, se livrant à des dialogues hésitants autour de sculptures que nul ne venait contempler ? Cela m'a laissé perplexe, mais il y avait déjà cette langue foisonnante et très visuelle, tissant des descriptions pleines de détails raffinés, dont il serait criminel d'isoler des parties pour les citer ici, car chaque segment de texte n'exprime toute sa beauté qu'au sein d'un ensemble plus large (généralement long de plusieurs paragraphes au moins). Comme un tableau.

Et puis, lors de mes errances des chapitres suivants, les tableaux se sont succédé, toujours plus intrigants... mais pas encore unis par une intrigue.

Jusqu'à ce qu'un frêle garçon initie un mouvement, et commence à me montrer un chemin à travers les structures gigantesques du château. Entraîné dans le sillage de sa grisante ascension, il me fut impossible de ne pas m'identifier un peu à lui, et de trouver de bons côtés aux coups de pieds cruels qu'il allait donner dans la fourmilière poussiéreuse de Gormenghast.

Finelame*, car tel est son nom, est le seul à vouloir imposer un changement, à vivre une aventure dans un univers qui resterait autrement figé, condamné à répéter sans cesse les mêmes motifs, sous la forme d'un rituel immémorial, placé entre les mains de figures maladives et obtuses, qui semblent conservées au-delà de leur existence naturelle par ce rite (la comparaison avec le château décrépit s'impose). le rituel ne nous est que très rarement montré, et toujours sous des aspects absolument ridicules, mais chacun s'y plie. Comme aux règles d'un roman s'écoulant platement du début à la fin.

Et dans ce roman, la présence de Finelame joue donc le rôle d'élément perturbateur. Les autres personnages, en interagissant avec lui et en subissant les retombées de ses actions, acquièrent plus de relief, confrontés à ce changement qui remet en cause leur inertie.

Ils se dévoilent donc, d'abord en préambule dans leur attitude typique, puis dans le sillage de l'apparition de notre "héros", ils acquièrent plus de vie et de couleurs, de même que les combles et autres soubassements en ruine du château de Gormenghast, théâtre de leur agitation soudaine. Chaque chapitre nous présente leur portrait sous un éclairage différent, digne des bougies tremblotantes de la comtesse Gertrude, et qui leur confère des aspects aussi grotesques que leur château impossiblement étendu. Les personnages comportent tous des traits physiques et/ou psychologiques exagérés, plus grands que nature : le rire et le côté dégingandé de Salprune, la mélancolie maladive du Comte, les chleuasmes et les complaintes permanents de Nanie Glu… et que dire de la Comtesse, figure même de l'excès, de par sa corpulence, ses nuées des chats et d'oiseaux, et son isolement de la réalité et de ses proches… ?

Pourtant, chacun d'entre eux m'a paru singulièrement réel. Leurs caractères outranciers n'oblitèrent jamais leur crédibilité : Mervyn Peake réussit l'exploit de pousser l'humanité dans ses retranchements sans la trahir. Les personnages ont leurs voix propres, qui en viendront même à se substituer à celle du narrateur, lors de mon passage préféré de tout le cycle de Gormenghast, qui nous fait toucher au comble de la sympathie et de l'empathie, pour ces êtres humains.

Grâce à tout cela, le grotesque échappe au vide et s'avère être une porte d'entrée vers le romanesque et ses péripéties exaltantes : duels improbables (une spécialité chez Mervyn Peake) et fulgurances poétiques. Par moments, l'univers de Gormenghast se condense, le temps suspend son vol, tout semble devenir plus lent, plus simple, plus acceptable, plus beau. Il suffit juste d'une belle image, comme une goutte d'eau qui reflète et contient tout le château. Ainsi, tous les excès des personnages se fondent dans le calme d'une lecture lente et revigorante, d'une incroyable beauté.

Au-delà de la puissance évocatrice de ce roman, le sentiment le plus prégnant que j'en retire est d'avoir vécu à Gormenghast pendant les 1-2 mois qu'aura durés ma lecture. Des vacances de rêve dans un château hanté par des figures familières, qui ne sont que des fragments de nous-mêmes, détachés et grandissant à l'écart du réel pour mieux y retourner, lorsque nous venons, par notre simple lecture, leur superposer nos visions et nos aspirations, pour finalement enrichir ce château-monde.

*La traduction du nom de "Steerpike" en "Finelame" est un triste exemple de tout ce qui peut se perdre d'une langue à l'autre : on abandonne la sonorité venimeuse du nom (qui évoque un crachat de cobra). Et on délaisse également les idées de "tisonnier" ou de "tournebroche" : quelqu'un qui supervise un objet en train de cuire, de brûler… La traduction de Patrick Reumaux est par ailleurs de grande qualité, mais je ne peux m'empêcher de regretter ce choix.
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