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Critique de belcantoeu


Le titre en guise d'oxymore rappelle le goût de Pessoa pour le paradoxe, mais le texte est fort différent de ses écrits habituels. D'abord, c'est un roman, ensuite, c'est à ma connaissance le seul texte où il défend ouvertement des idées politiques (sans se cacher derrière un hétéronyme comme dans certains textes de l'hétéronyme Álvaro de Campos, notamment Ultimatum).

Autre originalité, ce texte à l'allure d'hymne à la liberté prend la forme d'un dialogue philosophique entre deux personnes, à la manière des dialogues de Socrate, entre Pessoa et un banquier, ouvrier parti de rien et devenu riche et anarchiste. Intelligent, insatisfait, révolté, ne travaillant pas trop, cet interlocuteur lisait beaucoup (p. 16) et ressemble donc au départ, par ces aspects, à Pessoa, la richesse en moins. Ce serait un Socrate doublé d'un Hercule Poirot car sa pensée ne progresse que par déductions logiques: «Ces deux difficultés, je les ai résolues grâce au raisonnement» (p. 64). le roman progresse donc par questions et réponses.

Ce dialogue est d'une lucidité extraordinaire sur ce que va devenir le régime soviétique et la dictature du prolétariat: «Si la révolution sociale se trouve un jour réalisée, alors, à défaut de la société libre... on verra s'installer à sa place la dictature de ceux qui veulent précisément instaurer la société libre» (p. 25). «Un régime révolutionnaire est l'équivalent d'une dictature de guerre où, en termes plus clairs, d'un régime militaire et despotique, puisqu'il est imposé par une fraction de la société à la société toute entière, je parle de la fraction qui s'est emparée révolutionnairement du pouvoir». (p. 26). «Et vous verrez ce qui sortira de la révolution russe... Quelque chose qui va retarder de plusieurs dizaines d'années la naissance de la société libre» (p. 27).

Peut-on être plus lucide sur cette évolution que Marx n'avait pas prévu, lui qui était un infatigable défenseur de la liberté de la presse?

Pessoa ne publie pas ça n'importe quand. Il dénonce les inégalités sociales et le pouvoir de l'argent, mais ce brûlot prophétique parait dans la revue Contemporânea. en mai 1922, encore du vivant de Lénine, tout au début du communisme, avant même le règne de Staline.

Au début du roman, le futur "banquier anarchiste" forme avec quelques amis - la plupart ouvriers - un groupe prônant une «société nouvelle» égalitaire. C'est sans doute une expérience véritable qu'a vécue Pessoa. «Notre but, c'est la société anarchiste, la société libre» (p. 24), mais il constate bientôt que «certains tendaient insensiblement à devenir des chefs, et les autres des subordonnés. Certains s'imposaient de force» (p. 42), ce qui mène à une «tyrannie nouvelle (qui) s'exerçait sur des individus subissant déjà tout particulièrement l'oppression des fictions sociales. Et par-dessus le marché, cette tyrannie s'exerçait parmi des gens parfaitement sincères, qui n'avaient d'autre but que d'abattre la tyrannie et de créer la liberté» (p. 45).

Le futur banquier, toujours prophétique, observe cette tendance dans son petit groupe et appréhende ce que cela peut devenir dans un groupe plus vaste. «Le comble, c'est que nous voulions travailler pour un avenir de liberté, et que notre seul résultat positif, c'était de créer de la tyrannie... sur nos camarades (qui) communient dans le même idéal» (pp. 46 et 49). «Tyrannie pour tyrannie, gardons celle que nous avons, et à laquelle, du moins, nous sommes habitués» (p. 48). «Même un groupe animé des meilleures intentions» aboutit à créer une tyrannie nouvelle et supplémentaire (p. 51).

Le futur banquier se méfie donc des groupes et décide d'agir seul, mais comment? Écrire? Non car «l'action est toujours plus profitable que la propagande» (p. 58). Mais comment lui, individu seul, peut-il agir? La puissance principale étant l'argent, c'est elle dont il faut détruire en premier la domination. Et c'est donc ce qu'il décide de faire, explique-t-il. le seul moyen, c'est de gagner suffisamment d'agent pour être libéré de son influence, d'où ce qu'il appelle la «phase bancaire de son anarchisme» (p. 63). Certes, notre homme n'acquiert ainsi la liberté que pour lui seul, et en n'étant pas regardant sur les moyens, «l'accaparement de biens, le sophisme financier, et jusqu'à la concurrence déloyale. Mais quoi ! Je combattais les fictions sociales, immorales et antinaturelles par excellence, et j'allais chipoter sur les moyens? Je travaillais pour la liberté et j'allais me montrer tatillon sur le choix des armes pour combattre la tyrannie?» (p. 65). C'est quand même moins négatif que les anarchistes qui tuent. Lui a combattu les forces sociales et il les a vaincues. Il est libre. «Celui que je voulais libérer, je l'ai libéré» (p. 68) et chacun peut faire de même. Aux autres de se débrouiller. le riche banquier a même la générosité de leur dévoiler sa recette, mais "sans les obliger", ce serait attentatoire à leur liberté (pp. 69-70). Certes, la réussite est peut-être plus difficile pour eux ? Oui mais «il s'agit là d'inégalités absolument naturelles... aucun changement social ne peut rien y changer» (p. 71). le banquier se définit donc comme un «véritable anarchiste», et «sur ce, nous nous sommes levés de table». C'est la fin de ce bref roman de 62 pages où Pessoa se retranche derrière cette singulière conception de l'anarchie pour s'en prendre en réalité à la situation de son pays.

Peu avant sa mort, Pessoa comptait retravailler ce roman, mais n'a pas eu le temps de le faire. Dans la malle où il remisait de multiples bouts de papier, on a trouvé plusieurs projets de variantes. Il se demande par exemple pourquoi un garçon coiffeur doit gagner plus qu'un typographe.

Lorsque Pessoa aborde des thèmes politiques, ce qui est rare, c'est encore en cultivant l'ironie et le paradoxe. Peu avant sa mort, il se moque ainsi de la censure: «Depuis le discours fait par Salazar... nous avons appris que la règle restrictive de la censure «Il ne faut pas dire ceci ou cela» était remplacée par la règle soviétique du pouvoir «Il faut dire ceci ou cela»... Je suppose que cela signifie qu'il ne pourra y avoir au Portugal de manifestation littéraire permise qui ne renferme quelque référence à l'équilibre budgétaire, à l'organisation corporative... et à d'autres rouages du même genre». Et Pessoa passe finement à l'acte dans «Le poème d'amour en l'État nouveau» où il y a des vers du genre «Mon amour, mon budget».

L'hétéronyme Álvaro de Campos est plus direct dans «Ultimatum», dont voici un extrait.
«Hommes, nations, desseins, tout est nul !
Faillite de tout à cause de tous !
Faillite de tous à cause de tout !
D'une manière complète, totale, intégrale :
Merde ! »
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