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Critique de LaBiblidOnee


Critique de l'intranquillité (autocritique sans événement)
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* L'éditeur de cette critique précise qu'il publie en l'état le contenu d'un petit carnet noir trouvé sur la table d'un bar. Oublié ? Laissé ? Il a choisi de publier ces notes sans correction, avec leurs imperfections et telles qu'elles sont sorties de l'imagination, certainement fertile, de son auteure.*
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C.I. 19 mars 2024, 16h05
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C'est assise paisiblement à la terrasse ensoleillée d'un café, situé en face d'une librairie institutionnelle de ma ville, que je referme ce livre magistral de l'intranquillité. Quelle fluidité dans le le texte et les idées, quels propos passionnants, quelle plume éblouissante ! Dévoré d'une traite tellement il parlait à mon âme, les meilleurs moments m'ont été ceux de la relecture, chaque matin avant de poursuivre où je m'étais arrêtée, des passages que j'avais coché la veille.
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Si j'étais une femme d'action, je me redresserais, prendrais ce livre et mon ordinateur à bras le corps et rédigerais activement une critique structurée résumant la pensée de cet auteur pluriel, le plus fascinant qu'il m'a été donné de lire jusqu'à présent.
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Mais je ne suis qu'une Rêveuse. Une Penseuse, rectifierait mon praticien en Shiatsu qui s'occupe à panser les maux de mon âme en manipulant ceux de mon corps (et inversement), m'incitant à la Contemplation. Alors en refermant ce livre, je demeure un instant les jambes croisées nonchalamment devant mon reste de café froid, adossée à ma chaise en paille confortable. La tête inclinée vers la lumière, j'aspire la chaleur bienveillante que me procure le roi des astres en cette fin d'après-midi printanière, et je ne fais que penser encore à ce que je viens de lire, je rêvasse avec tendresse à ma propre vie intérieure, ma propre façon de fuir ce que je perçois parfois comme des agressions extérieures et qui me permet de comprendre ce mode d'être, bien que poussé à l'extrême, de l'auteur.
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« Comme la pensée, lorsqu'elle héberge l'émotion, devient plus exigeante qu'elle, ce régime de la conscience, où j'ai opté de vivre ce que je ressentais, a rendu ma manière de sentir plus quotidienne, plus titillante et plus épidermique. »
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J'ai erré tout mon saoul et en ivresse totale parmi les diverses voix publiques de Fernando Pessoa, durant ces 570 pages de pensées égrenées, « Alcool de mots superbes, de longues phrases se déroulant par vagues dont la respiration se soulève à leur rythme, et qui se défont en souriant dans l'ironie de leurs serpents d'écume, dans la triste magnificence de leurs pénombres. »
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Il y a la poésie des mots bien sûr, et la réflexion qu'ils peuvent susciter ; la beauté intrinsèque des phrases que cet esthète fomente à coup de métaphores joliment filées, tissées de ses paroles d'or et de ses rêves ; de ses silences angoissés, aussi. Mais je sais que nous sommes nombreux à y avoir trouvé plus que cela, une vraie résonance en nous et donc une certaine justesse. Les lecteurs que nous sommes seraient-ils tous plus ou moins enclins à l'empathie et surtout à la rêverie ? Il me semble que oui si l'on raisonne avec Pessoa, puisque nous choisissons la littérature comme passion et que « La littérature est encore la manière la plus agréable d'oublier la vie ». Et, à part la mort, quel autre meilleur moyen d'oublier la vie que de rêver ?
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C'est donc complètement désinhibée que je me suis accordée, entre deux plages de lecture, le temps pour mes propres rêves et rêveries ; le temps de faire vivre, en moi, mes propres personnalités multiples mais aussi mes personnages secondaires, ces amis si chers à Pessoa, ceux qui rapprochent encore, je le pense, nos vies intérieures de la littérature et dont il dira : « j'aligne maintenant dans mon imagination, tout à mon aise, comme on se chauffe en hiver au coin de la cheminée, des créatures qui habitent, de façon constante et parfaitement vivante, ma vie intérieure. »
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Il sera l'une des miennes désormais, cet auteur portugais qui, même pour écrire, dédoublait ses identités pour mieux les penser et s'inventera mille pseudos qu'il nommera « hétéronymes ».
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En réalité, et en écrivant ce qui suit je m'approprie encore une phrase de l'auteur tirée de ce livre : « j'ai senti une allusion directe à mon âme » à chaque page de lecture que je m'offrais. C'est pourquoi j'ai si bien compris l'auteur, me suis sentie proche de lui. En le pensant il m'a pansé, lui aussi. J'ai davantage dialogué avec lui au cours de cette lecture, que dis-je, au cours de cette rêverie - car je l'ai sûrement rêvé n'est-ce pas, personne ne peut réellement décrire aussi bien l'art de rêver et de vivre emprisonné dans sa tête ? -, qu'avec la plupart des gens réels que je croise chaque jour et qui constituent le décorum de la vie active.
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Note à moi-même : Terminer rapidement de lire le Vagabond des étoiles de Jack London qui, lui aussi, s'évade par la pensée…
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C.I 19 mars 2024 16h32
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Las ! Ma rêverie a été interrompue. J'ai perdu le fil.
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On n'est jamais tranquille. Dire que la vie est un long fleuve tranquille est une absurdité. On est sans cesse dérangé. le changement est inhérent à la vie, qui est donc par nature intranquille. Il faut sans cesse s'adapter, naviguer sur les eaux superficielles mais intranquilles de la réalité et jongler avec celles, plus troubles et plus profondes, de notre vie intérieure insondable mais non moins agitée.
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Aussi tandis que je m'élevais tranquillement vers la pensée de Pessoa, un collègue de travail arrive et m'annonce en soufflant « qu'ils vont le tuer ». Je m'ébroue, prends mon élan et m'élance sur le devant de ma chaise pour m'exclamer machinalement, comme le veut la bienséance même envers l'importun qui vient briser nos rêves-pansements : « mais comment donc, qui oserait vouloir ta mort cher collègue si mesuré dans sa pensée et dans son expression ? », pour m'entendre répondre que trois clients (entendez-vous bien : 3 !) ont osé l'appeler aujourd'hui ! Fort heureusement, rassurez-vous, on leur a dit de rappeler demain - il faut bien profiter de la vie, courir retrouver ses amis et cancaner pendant des heures sur les absents, à qui nous sourirons tout à l'heure, boire et fumer, crier bien fort surtout, pour se faire entendre et se montrer ! Bref, agir, faire quelque chose pour Habiter sa vie et découvrir, inévitablement partiellement je le crains, le monde autour avant que tout ne s'écroule…
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Je me radosse à ma chaise, tranquillisée, conservant un semblant de présence dans la conversation en affichant un air de circonstance, tout en m'évadant mentalement et presque métaphysiquement de cet enfer de viduité. Quel sens donner à cette vie-là, que j'ai parfois du mal à comprendre, alors que je donne aux rêveries qui m'habitent - entièrement, elles -, le sens que je désire ?
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« Substituer l'Intelligence à l'énergie, rompre le lien entre la volonté et l'émotion, en ôtant tout intérêt aux actes de la vie matérielle - voilà ce qui, une fois obtenu, vaut mieux que la vie même, car il est bien difficile de la posséder entièrement, et si triste de ne la posséder que partiellement. »
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Enfin je suis de nouveau seule et c'est ce qui compte ; l'ennui que me procure la présence de la plupart des gens est insondable et non-maîtrisable.
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C.I. 19 mars 2024, 17h20
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Sentir une bise légère sur son front et s'éveiller au monde de nouveau. S'apercevoir qu'en fixant depuis une demi-heure cette librairie d'en face, qui a en son temps organisé de nombreux salons littéraires renommés, on a sans doute convié également les nombreux êtres imaginaires qui la peuplent, l'ont peuplée et la peupleront potentiellement. Ces gentils fantômes de mes lectures passées, présentes et futures se sont mêlés aux miens intérieurs, à mes amis spirituels, mes doubles, mes multiples, mes hétéronymes à moi.

La fille qui écrit cette critique de l'intranquillité, que dis-je cette ode à l'intranquillité, est-elle la libraire qui se reflète au loin dans sa propre vitrine, qu'elle cultive chaque jour pour son plaisir et celui des lecteurs potentiels ? A moins qu'il ne s'agisse de la tenancière du bistrot durant sa pause, à l'heure creuse de l'après-midi précédent le rush de l'apéro… Ou encore de cette professeure d'équitation de retour de sa balade dans la forêt d'à côté, ses chevaux patientant sagement dans le van ; ou cette juriste, funambule, qui se balance de la chanson tant qu'elle a l'air, danseuse océanique, sirène, en équilibre sur la vague de son âme déferlant dans sa conscience, pleine de ses plaisirs solitaires, et de ses contradictions douloureuses.
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« Les soins extrêmes que l'on peut prodiguer à son imaginaire sont entravés par ceux que l'on accorde à l'existence. On ne règne qu'à l'écart du vulgaire.
A vrai dire, je me contenterais facilement de cette théorie si je pouvais me convaincre qu'elle n'est pas ce qu'elle est réellement, c'est à dire un vacarme confus que je fais aux oreilles de mon intelligence, pour l'empêcher de comprendre qu'en somme, il n'y a là rien d'autre que ma timidité, et mon incompétence à vivre. »
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« Je relis lentement, morceau par morceau, tout ce que j'ai écrit. Et je trouve que cela est nul, et que j'aurais mieux fait de ne jamais l'écrire. »
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Mais il se fait tard et la vie me souffle de remballer mes pensées et réfréner mes rêveries le temps d'un soir. Car ce soir, sur une autre terrasse, celle d'un bar à tapas bordée de lampions, visant probablement à faire oublier qu'elle se situe, à l'abri de sa haie, sur le boulevard qui corsète ma ville, j'ai rencard : avec mon neveu d'à peine un an qui vient de loin voir sa tatie, rire et jouer avec elle. Un neveu bien réel et plein de mordant qui, avec ses premières dents parsemées, offre son beau sourire édenté à la vie, celle-ci lui souriant sincèrement en retour.
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Alors ce soir je vais vivre, babiller, gagatiser. Je vais réconcilier ces deux, que dis-je : ces mille, parties de moi et je vais aimer vraiment, follement, consciemment mais pourtant pleinement, tous les vrais gens qui m'entourent et nos moments de bonheur insouciant. Je n'habite pas Lisbonne mais ma ville a sa rivière, ses propres lumières qui la nimbent, la nuit, d'une aura fantastique et son nom écrit en capitales sur le panneau qui en garde le seuil, protecteur. Aussi je salue à présent mes alter ego, les amis de mes vies rêvées, leur dis à demain et m'en vais rejoindre l'amour de ma vie au bord de l'eau, dans la magnificence de cette nuit étoilée.
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Ce soir, je décide de m'habiter pleinement et exubérément (si ce mot n'existe pas, Pessoa approuverait certainement sa création), riche de savoir à ma portée ce refuge intérieur, ce cocon rassurant qui me permet d'aller de l'avant. Riche de savoir que je ne suis plus seule, désormais.
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Et je vais croquer ma vie. A pleines dents.
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"Parfois je songe, avec une volupté triste, que si un jour, dans un avenir auquel je n'appartiendrai plus, des louanges viennent prolonger la vie de ces pages, j'aurai enfin quelqu'un qui me "comprenne", une vraie famille où je puisse naître et être aimé. »
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Eh bien, c'est chose faite, Monsieur PESSOA, vous avez ici, sur Babelio et ailleurs, une famille de fans qui se plaisent à vous lire, vous relire, vous questionner...
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(@Bobby : sorry pour la concision)
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