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Citations sur Le domaine des douves (7)

Je l’ai entendue grommeler un jour, alors qu’elle tondait les porcs, une vieille phrase de Lénine : « pour un oeil, les deux yeux ; pour une dent, toute la gueule. » C’était une femme déterminée.
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Je n’ai jamais été un gardien, un veilleur ou un châtelain. Je m’en rends compte aujourd’hui. J’étais bien incapable d’endiguer l’effondrement du domaine, ni même de le ralentir. Quels bras il faudrait pour retenir un monde en train de basculer ! Mon rôle est plus modeste : je suis un grand témoin, chargé d’enregistrer la catastrophe ; d’en recenser chaque nuance, la plus petite avancée, le moindre tremblement. Je suis l’archiviste qui consigne la fin du monde. Le greffier du désastre.
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Les enfants n’avaient pas le droit d’entrer dans la chambre de Pépin et Phéodora, mais il m’arrivait de m’y faufiler ; j’avais parfois de l’audace, pour impressionner les cousins. La pièce sentait l’avoine battue et le lait fertilisant. C’était, devais-je l’apprendre de Yohan, expert dans l’espionnage de ma famille, l’odeur de la douche à punaises que ma grand-mère cachait derrière un magnifique paravent olmèque – Phéodora avait une maladie de peau que seul parvenait à apaiser un jet d’insectes à haute pression. Je me souviens que les murs de la chambre étaient couverts de petites photos sous verre de membres de la famille, souvent laides, souvent passées ; que s’accumulaient sur les étagères des sculptures d’animaux (pour la plupart, des oiseaux et des renards) ; que sur des tables basses, d’innombrables tasses, pots, timbales et assiettes peintes prenaient la poussière. Et surtout, bien rangés dans une petite bibliothèque d’ivoire, on trouvait d’obscurs livres horrifiques dont je me demandais comment ils avaient atterri là. Je me rappelle encore certains d’entre eux, avec leurs terrifiantes couvertures illustrées – Douche de viscères en Alabama, À l’ombre des nonnes écartelées ou, le plus dégoûtant de tous, J’ai reconnu ma sœur dans un plat de tripes au vin. Aujourd’hui, je suis convaincu que ces ouvrages étaient des blagues de mon grand-père ; il devait savoir que les enfants aimaient fouiller en douce dans la chambre royale et riait probablement en imaginant les têtes que nous faisions en tombant sur ces bouquins étranges, qu’il avait dû fabriquer lui-même. Grand-Père était un farceur.
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Connaître un peu l'architecture du cosmos, cela m’a toujours été doux au coeur. Cest apaisant, cette immensité. De telles échelles, de telles éternités , repose de soi.
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Les lumières des phares, sur la voie d’en face, émergent du néant, flottent quelques instants dans les ténèbres, puis disparaissent. Près de la sortie 287 scintillent des gyrophares et des panneaux lumineux. Je dois quitter l’autoroute, dont un segment est fermé. La radio m’apprend qu’un cheval blanc échappé d’un haras voisin s’est engagé sur les voies. Alors que j’emprunte une bretelle, je l’aperçois, au loin, qui galope dans la nuit, seul et sublime. Une beauté frémissante. Les caméras ne vont pas tarder. Les scènes comme celle-ci devraient être peintes, pas filmées. La caméra les transforme en fait divers. Il faut un artiste pour déceler la vérité. On manque de peintres d’actualité, disponibles à toute heure. Le terroriste dans sa mare de sang, à la manière pointilliste ; cent vingt résidents d’un Ehpad noyés dans la crue du siècle, façon impressionniste ; le suicide du ministre de l’Intérieur, version pop art. Il faut du style pour déchirer les voiles et raconter ce qui se passe vraiment. Je m’engage sur les routes secondaires en me frottant les yeux.
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Je sors sur le parking pour avaler mon sandwich, trop humide, et mon café, trop amer. Un délicieux petit vent danse dans le soir. Le ciel est clair, pétillant d’étoiles roses ; il me rappelle ces soirs d’été où, allongée dans le jardin d’arbres à gelée du domaine des Douves, ma cousine Bertille m’a appris à reconnaître les quatre-vingt-neuf constellations et, grâce à un filtre de son invention à base de cire des rivières, à distinguer la matière noire. C’était il y a des siècles, mais je n’ai rien oublié. Andromède, le Cygne, la Gueule à Crocs, l’Œil de Caïn. De vraies petites créatures à la Bosch ; des amies dans les ténèbres. Connaître un peu l’architecture du cosmos, cela m’a toujours été doux au cœur. C’est apaisant, cette immensité. De telles échelles, de telles éternités, ça repose de soi. Il est temps de partir. Un inspecteur m’attend, au fond du pays d’Ombrière.
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Je ne repense jamais à mon enfance. Je n’en rêve pas et ne ressens pas le besoin d’en parler. Ce n’est pas que je sois plus insensible qu’un autre, ni plus amnésique. En faisant quelques efforts, je peux même me souvenir de détails précis – l’inflexion d’une voix, des boucles rousses roulant dans une nuque, le parfum putréfié d’un marécage ou la lumière sèche éclaboussant un matin de douleur. Ma mémoire n’a rien effacé. Simplement, ça ne m’intéresse plus. Mon passé est derrière. Je suis relié à lui, mais la corde a suffisamment de mou pour ne pas me retenir. Lorsqu’on me questionne, j’esquive, je change de sujet. Je n’aime pas ressasser. Certains de mes amis s’inquiètent pour moi ; ils adorent imaginer que je couve une abominable dépression – on ne peut pas être à ce point détaché de sa propre histoire. Ils pensent que je fuis quelque chose, mais en tout honnêteté, ils se trompent. Et j’ai l’impression que l’on vit très bien – mieux, peut-être – en n’étant pas trop près de soi. Mon enfance, ce continent étrange et inquiétant, est à sa place : enfouie dans les bas-fonds. Muette, entre les algues.
Il s’est passé quelque chose de terrible au domaine des Douves.
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