Citations sur Le prisonnier (41)
Une telle terreur. Julia est prise d’une peur de tous les diables, comme elle n’en a pas connu dans toute sa vie de dix-neuf ans, et c’est en relevant la tête doucement, en quittant malgré elle le périmètre de sa petite personne, attirée par un magnétisme hors du commun, qu’elle comprend ce qui l’a foudroyée, l’a projetée au sol encore plus fort que le mal causé par Abel. Ce regard avec une voix caverneuse à l’intérieur, le regard du prisonnier.
Julia voudrait ne plus l’entendre et pourtant, il lui semble qu’elle ne cessera plus jamais, désormais, de lui percer les oreilles.
C’était un être d’une sensibilité extrême, Abel. Il lui fallait des heures pour s’en
remettre, prétendait-il. Julia avait ployé. Elle ne savait pas jouer la suite, le deuxième mouvement, étonnant contraste, légèreté, joie papillonnante, une fleur. Entre deux abîmes.
Julia avait aimé Abel de tout son être, totale et transparente, lui avait offert la virginité de son corps, lui avait témoigné une confiance aveugle, une foi absolue et une admiration sans bornes. Elle ne concevait pas qu’il puisse en être autrement pour Abel. La fusion n’effrayait pas Julia. Elle ne l’avait jamais connue, sa mère l’avait mise bas comme une vache et, si elle l’avait allaitée, c’était à la façon mécanique d’une trayeuse. Julia n’avait aucun souvenir de
tendresse. Elle ne se rappelait pas avoir effleuré la peau de sa mère, pas le moindre contact, rien. Quant à son père, elle n’était pas certaine qu’il ait un jour posé les yeux sur elle.
L’aimée c’était elle, c’était avec elle qu’il vivait, c’est elle qu’il avait suivie, tous ses actes le prouvaient. Julia n’avait pas pu. Quelque chose s’était fissuré, avait sauté dans sa tête et
à partir de là elle avait commencé à disjoncter pour de bon. Un sentiment nouveau était alors apparu au-dessus des autres et s’était mis à tout diriger, dictant dorénavant les pensées et les gestes de Julia, terrassant toute lucidité, s’imposant sur l’intelligence et l’instinct de protection. La jalousie. Et chez Julia elle s’était caractérisée par un effondrement général. Si Abel avait besoin de l’autre femme, c’était parce qu’elle, Julia, ne valait rien, n’était qu’une pauvre fille sans intérêt, sans assez de qualités pour combler les attentes, les exigences d’un homme comme Abel.
On ne refait pas l’histoire. Julia n’a
d’autre issue qu’attendre sans bouger, bien droite, sur sa chaise de bureau, ses mains sagement posées devant elle, les yeux rivés sur ses doigts, attendre sans parler, et surtout sans entendre, que ça passe, qu’on vienne lui signifier qu’on n’a plus besoin d’elle. Après elle s’en ira, rentrera chez elle. Elle a menacé le prisonnier de partir s’il ouvrait encore la bouche. Comme si elle avait la moindre emprise sur lui, comme si sa présence pouvait lui être vitale. Que lui importe.
La vie d’un homme ou quelques mètres selon Papa. Julia est écœurée. Elle sait bien qu’ils vont l’emmener à la ville et le juger, et probablement le condamner à la prison. C’est tout ce qu’il mérite, ils ne feront rien de plus, quelques années de prison… Et encore ! Si ça se trouve, songe Julia, ils n’oseront pas. Il est
trop connu, dans le monde entier. Pour l’heure, ils l’ont capturé vivant, encombrant butin, et même si la charge qu’il représente les écrase lourdement ils ont insisté auprès de Julia pour qu’elle vienne le nourrir et veille à ce qu’il reste en vie. Ils ne vont pas l’abattre maintenant comme un lapin.
Le prisonnier la scrute, impénétrable. Il essaie de la manipuler, pense de nouveau Julia. C’est une stratégie. L’effrayer, l’apitoyer, la soudoyer. Elle n’est pas dupe, il ne faut pas qu’elle relâche la garde, elle a eu un instant de faiblesse, elle l’a bien senti, à cause du commis d’épicerie et de toutes
ces nuits depuis des mois sans désir, ces nuits d’extinction à petit feu, mais elle ne doit pas tout confondre ni se laisser aller.
Elle regarde cet homme, moins laid qu’il ne lui paraissait au premier abord. Elle se retient de relever les cheveux qui noient son front, comme elle ferait à un gosse mal peigné en classe. Elle se retient. Il ne faut pas.
Elle lui paraît si jeune sans doute. Quel âge peut-il avoir ? Julia ne saurait dire. C’est difficile, dans la montagne, dans la misère, les gens ont toujours l’air plus vieux qu’en ville, usés avant l’heure, même les enfants sont ridés, alors lui qui sort de la jungle, qui a vécu de racines et de terre, d’eau de pluie et de mauvais gibier mal tué mal cuit mal mangé, lui avec ses cheveux et sa
barbe incultes, sa peau crevassée… Julia serait bien embarrassée pour avancer un chiffre. Plus vieux qu’Abel, certainement, mais Abel venait de la ville et ne faisait pas vingt ans de plus que Julia. Il ne faisait surtout pas cinq ans seulement de moins que les parents de Julia. Le prisonnier n’a pas l’âge de ses parents, ça lui paraît impossible, il a l’air si vivant, paradoxalement. Julia n’ose pas lui poser la question.