Mauvaise note

- En quoi consistent exactement les mondes imaginaires dans lesquels tu te réfugies ?
Je m’embourbai d’abord dans une réponse évasive, puis, petit à petit, je devins plus spécifique, mentionnant les échappées dans la nature, la moto, les cigarettes, les gonzesses.
-La marchandise ! coupa Pierre, l’évasion, la jouissance, l’addiction, la reconnaissance ! Tu as des désirs configurés par l’époque moderne mon pauvre ami, tu es pourri de l’intérieur, pourri de narcissisme, comme eux tous !

Depuis l’autoroute, je pouvais voir ces petites bourgades touristiques remplies de voyageurs et de visiteurs du weekend. Elles étaient propres, structurées, pleines de terrasses confortables et de magasins à la mode. A chaque fois que l’on passait près de l’une d’entre elles, des notifications éclairs passaient sur mon terminal, me suggérant de consommer ceci ou cela dans tel ou tel établissement. Mais moi, ce qui m’attirait davantage, c’était ces chemins terreux en arrière-plan, qui menaient on ne savait où, se noyaient dans le néant forestier.

[...] la technologie doit nous servir et non prendre possession de nos âmes. Il est là, le vrai choix, accepter ou non l'esclavage, accepter ou non de disparaître.

A quoi ça sert de fumer ? De toute façon, quand on n’est pas positionné sur une identité trashy, c’est vraiment préjudiciable.

Son visage, objectivement, n’avait aucun sens ; il tenait en tout cas à faire part de ses plus sincères félicitations pour nos efforts continus. La vidéo s’achevait en musique avec le logo de la boite disparaissant dans un fondu magnifique ; j’avais beau être habitué à ces conneries, j’eus presque une émotion.

On en est là, la tyrannie de tous contre tous. Est-ce qu'on est arrivé à ce qu'Huxley nous avait promis ?
Pierre ricana ; j'en fus offusqué.

Je me souvins de cette vidéo qui avait récemment enflammé les réseaux sociaux. Une demoiselle, pendant un concours du même genre, avait arraché sa tenue d’apparence très commune pour dévoiler une combinaison minuscule et velue. L’ensemble de son corps, par ailleurs, présentait une pilosité naturelle très développée qui résultait visiblement d’un usage massif de produits hormonaux. Elle avait effectué son aller-retour sur l’estrade à quatre pattes, en faisant des petits gestes félins particulièrement convaincants. Le succès de cette incursion de métamorphisme dans un concours vestimentaire fut énorme. Le lendemain, au cours d’une interview, la concernée se fit reprocher de ne pas avoir respecté la thématique imposée. Elle rétorqua alors qu’elle s’identifiait comme un chat et que son destin était de s’accomplir en tant que tel. La vidéo comptabilisa plusieurs milliards de vues en moins d’une semaine ; son profil passa d’un quatre étoiles avec soixante mille points artistiques et trois mille followers à un profil dit gold five : cinq étoiles, plus de cinq millions de points et cinquante millions de followers. Dans la foulée, une marque de vêtements avait lancé une collection s’inspirant de sa combinaison et l’avait engagé comme icône. Elle avait, en fin de compte, dessiné les contours d’une nouvelle identité, celle-ci serait bientôt calibrée par MediaLife et apparaîtrait dans le listage officiel.

MediaLife veillait à ma réalisation personnelle, je crois qu'elle lança cette phrase exacte, avec le ton qu'on donne aux adages, mais je ne pourrais en être sûr, je n'écoutais plus tellement, son discours commençait à m'emmerder copieusement.

Les souvenirs. Il n'y a que ça qu'on possède vraiment. Les souvenirs et les rêves.

Prenez un être humain lambda, vivant à une époque historique aléatoire. Les manuels scolaires qu’on avait jadis mis entre mes mains étaient formels ; son existence serait automatiquement inférieure à la mienne, car j’avais eu la chance d’être né à une époque où nous étions libres. L’expression concrète de cette liberté m’avait toujours paru vague ; certes, on pouvait partir en vacances au Kurdistan, on pouvait se colorer les cheveux à notre guise ; on pouvait aussi, tous les cinq ans, voter pour un potentiel président, mais tout cela restait un peu léger. J’avais interrogé à plusieurs reprises mes enseignants, et en analysant leurs réponses confuses, j’étais tombé sur la conclusion suivante : j’étais libre car je pouvais devenir ce que je voulais. Je pouvais construire, choisir mon identité ; il me suffisait pour cela de sélectionner avec cohérence ce que je voulais dire, produire, boire ou acheter. Il s’agissait là d’un privilège résolument unique dans l’Histoire : j’avais le choix. Le choix complet, le choix qui mène au bonheur, le choix dans toute sa splendeur !