Combien y a-t-il de gens dans la poussière qui se fussent signalés si on les avai un peu poussés? Et de paysans qui seraient de grands docteurs si on les avait mis à l'étude? On serait assez mal fondé de prétendre que les plus habiles gens d'aujourd'hui soient ceux de leur temps qui ont eu plus de disposition pour les choses en quoi ils éclatent, et que dans un si grand nombre de personnes ensevelies dans l'ignorance, il n'y en a point qui avec les mêmes moyens qu'ils ont eus se fussent rendus plus capables.
Sur quoi donc peut-on assurer que les femmes y soient moins propres que nous, puisque ce n'est pas le hasard, mais une nécessité insurmontable, qui les empêche d'y avoir part? Je ne soutiens pas qu'elles soient toutes capables de sciences et des emplois ni que chacune le soit de tous, personne ne le prétend non plus des hommes, mais je demande seulement qu'à prendre les deux sexes en général, on reconnaisse dans l'un autant de disposition que dans l'autre.
Il est incomparablement plus difficile de tirer les hommes des sentiments où ils ne sont que par préjugé que de ceux qu'ils ont embrassé par le motif des raisons qui leur ont paru les plus convaincantes et les plus fortes.
En un mot, tout le bonheur des hommes, vrai ou imaginaire, n'est que dans la connaissance, c'est-à-dire dans la pensée qu'ils ont de posséder le bien qu'ils recherchent.
Je prévois bien que cette pensée ne sera pas goûtée de beaucoup de gens qui la trouveront un peu forte. Je n'y saurais que faire. L'on s'imagine qu'il y va de l'honneur de notre sexe de le faire primer partout, et moi je crois qu'il est de la justice de rendre à un chacun ce qui lui appartient.
Les hommes sont persuadés d'une infinité de choses dont ils ne sauraient rendre raison parce que leur persuasion n'est fondée que sur de légères apparences, auxquelles ils se sont laissés emporter et ils eussent cru aussi fortement le contraire si les impressions des sens ou de la coutume les y eussent déterminés de la même façon.
Il n’y a rien de plus délicat que de s’expliquer sur le sujet des Fem-
mes. Quand un homme parle à leur avantage, l’on s’imagine aussitôt
que c’est par galanterie ou par amour : et il y a grande apparence que
la plupart jugeant de ce discours par le Titre, croiront d’abord qu’il est
l’effet de l’un ou de l’autre, et seront bien aises d’en savoir au vrai, le mo-
tif et le dessein.
Où l’on montre que l’opinion vulgaire est un préjugé,
et qu’en comparant sans intérêt ce que l’on peut re-
marquer dans la conduite des hommes et des femmes,
on est obligé de reconnaître entre les deux Sexes une
réalité entière.
Et il est d'autant plus important de remarquer que les dispositions que nous apportons en naissance ne sont ni bonnes ni mauvaises qu'on ne peut autrement éviter une erreur assez ordinaire par laquelle on rapporte souvent à la nature ce qui ne vient que de l'usage.
Puis donc que les deux sexes sont capables de la même félicité, ils ont le même droit sur tout ce qui sert à l'acquérir.
Si nous étions libres et sans république, nous ne nous assemblerions que pour mieux conserver notre vie en jouissant paisiblement des choses qui y seraient nécessaires et nous estimerions davantage ceux qui y contribueraient le plus.