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Critique de colimasson


Au départ, il y avait le langage. Parlons peu mais parlons bien. Pas beaucoup d'hommes, la continuité existentielle, la proximité du langage et de ses origines, qu'Ezra Pound suppose essentiellement matérielles. Au fil du temps, il y a eu multiplication des hommes, des activités et des informations. Ça bruisse de partout, souvent pour ne rien dire, et le mot commence à puer. C'est le monde moderne, que voulez-vous, on ne va pas arrêter le progrès par nostalgie ?


Pour emmerder tout le monde, marchant à contre-sens sur une autoroute pleine de petites voitures affolées, Ezra Pound s'est passionné pour les chants des troubadours dans lesquels il reconnaissait une forme musicale achevée qui ne négligeait ni la mélodie, ni le rythme. La découverte de Confucius tomba à point nommé pour le confirmer dans ses impressions. Ernest Fenollosa l'introduisit à la lecture des idéogrammes et on imagine quel fut son choc lorsqu'il découvrit le signe représentant la plus haute musique :

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Il faut lire le signe comme s'il s'agissait d'un dessin. En cherchant à revenir au plus simple. La musique apparaît alors comme le portrait sur pied d'un homme. Autour de sa tête, les deux volutes rythmiques figurent la musique parfaite. Elles entourent l'homme, symbolisent un mouvement (qui ne se trouve pas forcément dans le seul mot de « musique ») qui le dynamise et le porte vers l'élévation. le signe percute Ezra Pound plus que toute critique musicale inspirée de son époque. Il y a dans l'idéogramme un mouvement primitif et éclairé en lequel il se reconnaît. Il poursuit alors son étude des idéogrammes et confronte ses propres traductions à celles de ses prédécesseurs, débusquant les interprétations fallacieuses d'un ethnocentrisme nauséabond. La traduction du Tao par les mots « vérité » ou « verbe » lui semble ainsi incorrecte car elle oublie la notion de mouvement représentée par l'empreinte du pied à gauche (à droite se trouve la tête) :

http://i18.servimg.com/u/f18/15/43/25/84/tao10.jpg

Ezra Pound est excité : il a découvert une écriture qui se déchiffre comme un rébus. Dans son idéalisme, il la rêve transparente et affirme qu'elle ne peut pas mentir, parce qu'elle n'est pas abstraite. de même, le confucianisme –le vrai, et non pas celui que l'on coupe de ses sources pour lui faire dire tout et son contraire- représente à son avis le modèle politique parfait qui s'intéresse à la vie (au manger) plutôt qu'à la mort (aux questions métaphysiques). Il admire également sa moralité, qui ne se justifie pas par les chimères des menaces et des récompenses, qui ne connaît pas le concept de péché et qui lutte contre les superstitions de toutes formes.


Si nous avions encore un Confucius, le flot des « immondes écrivains » qui ne font rien d'autre que « répandre la confusion dans l'esprit de leurs lecteurs en parlant des « systèmes » d'inflation, de résiliation, des problèmes du crédit » et qui produisent des « oeuvres qui ne servent à rien », une « moisissure de livres qui n'aboutissent à rien » - ce flot-là serait bien vite jugulé. On arrêterait de se croire à la foire, on deviendrait un peu moins bouffon. On a souvent expliqué la vénération qu'Ezra Pound éprouvait vis-à-vis de Mussolini en invoquant son intérêt pour la Renaissance italienne dynamique et la continuité des dynasties chinoises. C'est peut-être vrai, mais pas seulement. Si on se prend à spéculer, on peut dire qu'Ezra Pound n'aimait pas cette société moderne qui avait réservé les choses artistiques à une élite avinée et remplie de petit-four jusqu'aux amygdales. Son crime le plus abject : avoir fait naître la notion de « culture » comme élément de distinction. Avoir gardé jalousement les belles choses, faisant croire aux autres qu'ils ne pouvaient pas les comprendre. « Pourquoi les belles choses se passent-elles toujours seules dans leur coin ? Faut-il en rendre responsable la démocratie ? »


En contrepoint, Ezra Pound montre l'exemple du chant du Laboureur, daté du 16e siècle et qui, selon lui, nous rappelle que « la démocratie n'a pas commencé avec la Révolution française ; et que des auteurs plus anciens ont pensé au problème du travail, car ce chant n'est pas fait par un travailleur mais par un poète attentif et indigné, et d'une réussite estimable ». La démocratie serait donc une tyrannie comme les autres et si elle convient à certains, Ezra Pound et son besoin d'une âme vive, concrète et sincère ne peut s'en satisfaire.


De toutes les considérations précédentes, on comprend mieux l'oeuvre de traduction d'Ezra Pound. Son objectif était de rendre accessibles les classiques relégués aux oubliettes à cause des intellectuels, professionnels des langues anciennes, garants d'un langage inerte mais reconnu dans le monde clos des doctes. Pour Ezra Pound, il est moins important de respecter mot à mot le texte original que d'en restituer la valeur dynamique, de faire réapparaître toute la vie qui en fut à l'origine, comme on ranimerait un mort jamais décomposé. Sa méthode relève de l'infusion, procédé télépathique vers l'au-delà, résurrection d'un homme et de son monde, télescopage schizophrénique dans une autre peau, des autres moeurs, d'autres façons de penser. Il faut se laisser imprégner par les enjeux vivants de la pièce, imaginer un Sophocle fait de chair, de sang et d'os, qui bande et qui pleure, pour le comprendre dans l'âme. Il faut comprendre la pièce elle aussi, découvrir la « phrase clé pour laquelle existe toute la pièce » (dans les Trachiniennes : « Tu ne peux plus aller contre, mon fils, quelle SPLENDEUR, TOUT S'ACCORDE !") afin de broder un cheminement littéraire qui gravira des sommets avant de s'apaiser lentement vers son dénouement. Tout autre mouvement est bien entendu envisageable, personne ne respire exactement comme son voisin.


Ezra Pound détestait que la tête et le corps soient coupés. S'il considérait que le fascisme pouvait réaliser la réconciliation, c'est parce que la démocratie l'avait déçu. On a enfermé Ezra Pound pendant trente ans dans un asile psychiatrique, préférant faire croire qu'il était fou plutôt que de se demander s'il n'avait pas raison de remettre en cause un système qui drague sa foule pour mieux la maintenir à distance des belles choses. Tout ça parce qu'ils se prennent pour la tête, et parce qu'ils méprisent le corps.
Lien : http://colimasson.blogspot.f..
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