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Critique de Charybde2


Le 3ème tome : croire un instant au "régime de croisière", et découvrir ce que "retors" veut dire.

Publié en 1920 et 1921, en deux parties, le troisième tome de "A la recherche du temps perdu" voit apparaître une forme de "régime de croisière" de la narration, que Proust va s'employer - renouvelant les ressources de son machiavélisme de romancier - à faire brillamment tanguer en surprenant plusieurs fois son lecteur par un bel art du contre-pied, qui était jusque là surtout manifeste dans son ironie serrée vis-à-vis de (presque) tous les personnages. Il voit aussi se réaliser un miracle d'écriture : sous le regard légèrement incrédule du lecteur, Proust démontre qu'il peut approfondir un sujet qu'il semblait avoir déjà - à l'aune d'un roman de taille et d'ampleur "habituelles" - "traité" (l'art mondain de vivre et de converser, avec ses gradations infimes et infinies) et donner à penser que l'on n'avait encore rien vu.

La conquête de (l'hôtel, de la duchesse, du duc, de la dynastie) Guermantes, si l'on ose ainsi parodier Zola, est en réalité la plus stendhalienne de toutes les partitions jouées, digérées et si magnifiquement transfigurées par Proust. C'est dans cet effort de longue haleine, dans cet impressionnant déploiement de forces, de ressources, d'énergie et d'imagination, dans l'intégration des échecs successifs aussi, que la face la plus "Julien Sorel" du jeune Marcel se révèle dans toute sa sombre splendeur.

La "profonde" amitié avec Saint-Loup, qui semblait au fond à peine désirée par le narrateur, précédemment à Balbec, devient une étape essentielle de cette formidable manoeuvre d'approche d'amour, de gloire et de mondanité. Elle est aussi, pour le lecteur, l'occasion d'une extraordinaire démonstration de compréhension, de la part de Proust, en finesse, de l'art militaire de son temps, au niveau des meilleurs professionnels, manifeste lors des dialogues entre la curiosité du narrateur, les réponses de Saint-Loup et de ses camarades, et l'ombre de leur brillant instructeur : l'une des plus étonnantes incises témoignant de la culture encyclopédique et opératoire de Proust, d'ailleurs superbement commentée par le grand spécialiste de l'auteur qu'est Jean-Yves Tadié dans l'un des chapitres de son joliment paradoxal « de Proust à Dumas ».

Tandis que l'ombre de Charlus grandit (le quatrième tome, "Sodome et Gomorrhe", celui de la "révélation" de la plus célèbre facette du personnage, n'est maintenant plus très loin), la première partie s'achève au bout de 232 pages par l'un des grands tournants du roman, sans doute beaucoup plus que le premier séjour à Balbec, malgré l'impact à long terme de celui-ci : l'attaque et le décès de la grand-mère du narrateur, et avec elle, la véritable disparition du personnage-enfant qui subsistait jusque là.

La deuxième partie, qui semble démarrer par ce qu'aux échecs on appellerait un "coup d'attente" (le retour, durant l'agonie de la grand-mère, et à travers l'art de Bergotte, sur la question de ce qui fait qu'un écrivain bouleverse, puis cesse plus tard d'intéresser le "même" lecteur), permet en réalité à l'auteur de placer deux "coups" majeurs, dont toute la puissance apparaîtra, à nouveau, dans les volumes suivants : la visite d'Albertine - véritable moment de bascule de la narration "principale" de la Recherche, et pourtant encore soigneusement dissimulé comme tel -, et la succession ironique des passions amoureuses, ébauchée par Swann, à travers l'entrée dans les grâces de la duchesse et dans son univers, à un moment où le narrateur est presque "passé à autre chose".

Avant l'entrée "officielle" dans l'ensemble du monde Guermantes qui finit ce troisième volume, on note aussi le premier grand "moment musilien par anticipation" de Proust, lorsque, délaissant un instant ses principaux protagonistes aristocratiques ou - "au pire" - grands bourgeois, il laisse l'une de ses voix se pencher sur "l'homme moyen" cher au romancier autrichien qui, dix ans plus tard, avec "L'homme sans qualités", publiera à son tour un roman-fleuve, portant sur la même période historique, mais d'une orientation profondément différente. Il restera donc fatalement à évoquer, un peu plus tard, les traces de Schopenhauer et de Nietzsche, et la manière dont elles ont affecté les deux auteurs (ce que laissait d'ailleurs supposer, dans une tentative de clin d'oeil entre volumes, proustien en diable, l'emploi des adjectifs "intempestif" et "inactuel" dans ma recension du tome 1).

« En effet, il avait l'habitude de comparer toujours ce qu'il entendait à un certain texte déjà connu et sentait s'éveiller son admiration s'il ne voyait pas de différences. Cet état d'esprit n'est pas négligeable car, appliqué aux conversations politiques, à la lecture des journaux, il forme l'opinion publique, et par là rend possibles les plus grands événements. Beaucoup de patrons de cafés allemands admirant seulement leur consommateur ou leur journal, quand ils disaient que la France, l'Angleterre et la Russie « cherchaient » l'Allemagne, ont rendu possible, au moment d'Agadir, une guerre qui d'ailleurs n'a pas éclaté. Les historiens, s'ils n'ont pas eu tort de renoncer à expliquer les actes des peuples par la volonté des rois, doivent la remplacer par la psychologie de l'individu, de l'individu médiocre. »
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