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Critique de Henri-l-oiseleur


Albertine disparaît trois fois de ce roman qui porte son nom : d'abord, en s'enfuyant de chez son amant dont la surveillance lui pèse, puis, en mourant accidentellement, et enfin, en étant oubliée par le héros, au terme d'un long processus de deuil et de longues souffrances. "Albertine Disparue", sixième partie de la Recherche du Temps Perdu, laisse l'impression d'un roman de l'obsession et du chagrin : la mort de l'héroïne ne change en rien la douloureuse jalousie de son amant, ni son amour obstiné, ni son désir de maîtriser entièrement, par la connaissance, la vie passée et la vérité masquée de sa maîtresse. Ce n'est pas parce qu'elle est morte que l'amour, oeuvre de son imagination, ne se perpétue pas et cesse de le faire souffrir, au contraire. Il n'est même pas nécessaire qu'elle soit présente pour que s'opèrent les processus du ressassement et de la douleur.
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"En réalité, dans ces heures de crise où nous jouerions toute notre vie, au fur et à mesure que l'être dont elle dépend révèle mieux l'immensité de la place qu'il occupe pour nous, en ne laissant rien dans le monde qui ne soit bouleversé par lui, proportionnellement l'image de cet être décroît jusqu'à ne plus être perceptible. En toutes choses nous trouvons l'effet de sa présence par l'émotion que nous ressentons, lui-même, la cause, nous ne le trouvons nulle part. " (Pléiade, Tome IV, p. 49)
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"Et en effet les femmes qu'on n'aime plus et qu'on rencontre après des années, n'y a-t-il pas entre elles et vous la mort, tout aussi bien que si elles n'étaient plus de ce monde, puisque le fait que notre amour n'existe plus fait de celles qu'elles étaient alors, ou de celui que nous étions, des morts ?" (Pléiade p. 270)
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On pourrait craindre qu'un tel roman ne soit ennuyeux, répétitif et lassant. Or, on voit aux relectures que la souffrance, minutieusement détaillée et analysée, ne tourne jamais en rond à la façon d'un cercle obsessionnel, mais fonctionne plutôt comme une spirale, figure qui allie le cercle et le mouvement progressif. En effet, la douleur finit par servir d'instrument de connaissance de soi et du monde, et le héros souffrant progresse, grâce à ses souffrances, vers la sagesse.
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"Il me semblait en effet dans les heures où je souffrais le moins, que je bénéficiais en quelque sorte de sa mort, car une femme est d'une plus grande utilité pour notre vie, si elle y est, au lieu d'un élément de bonheur, un instrument de chagrin, et il n'y en a pas une seule dont la possession soit aussi précieuse que celle de vérités qu'elle nous découvre en nous faisant souffrir". (Pléiade p. 78.)
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D'abord, il découvre le monde saphique d'Albertine qu'il décrit en termes infernaux, voisins de ceux du Balzac de "La Fille aux yeux d'or" ou du Baudelaire des "Femmes damnées". Lui-même, nouveau Dante, traverse les divers cercles de l'Enfer de Gomorrhe et mesure "à la lumière de sa jalousie" à quel point cette femme lui était étrangère : "elle n'appartenait pas à l'humanité commune, mais à une race étrange qui s'y mêle, s'y cache et ne s'y fond jamais" (poche p. 181) ; "je ne [les] voyais plus dans la lumière qui éclaire les spectacles de la terre, c'était le fragment d'un autre monde, d'une planète inconnue et maudite, une vue de l'Enfer" (poche p. 169). Albertine même, si ardente au plaisir, lui apparaît comme un jeune fauve indomptable dont il n'avait compris ni les pulsions, ni les besoins, ni les désirs. Comment l'aurait-il pu, puisque son amour, construction purement imaginaire, n'entretenait que de lointains rapports avec la personne réelle d'Albertine ?
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"En somme si ce que disait Andrée était vrai, et je n'en doutai pas d'abord, l'Albertine réelle que je découvrais ... différait fort peu de la fille orgiaque surgie et devinée, le premier jour, sur la digue de Balbec [...] S'il faut le dire, si triste malgré tout que je fusse des paroles d'Andrée, je trouvais plus beau que la réalité se trouvât enfin concorder avec ce que mon instinct avait d'abord pressenti [...] J'aimais mieux que la vie fût à la hauteur de nos intuitions. Celles-ci, du reste, que j'avais eues le premier jour sur la plage, quand j'avais cru que ces jeunes filles incarnaient la frénésie du plaisir, le vice, et aussi le soir où j'avais vu l'institutrice d'Albertine faire rentrer cette jeune fille passionnée dans la petite villa, comme on pousse dans sa cage un fauve que rien plus tard, malgré les apparences, ne pourra domestiquer, ne s'accordaient-elles pas à ce que m'avait dit Bloch quand il m'avait rendu la terre si belle, en m'y montrant, me faisant frissonner dans toutes mes promenades, à chaque rencontre, l'universalité du désir ?" Pléiade pp. 188-189.
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La souffrance apprend encore autre chose au héros, en passe de se transformer, progressivement, en narrateur : elle lui fait mesurer le processus graduel de l'oubli, qui se manifeste d'abord par le pardon, la compréhension bienveillante accordée à celle qui ne nous fait plus souffrir puisque nous ne l'aimons plus, puis, par l'effacement des images, des émotions et des sentiments. Ici, le héros mesure l'importance du Temps : nous sommes des êtres faits de moments transitoires, non des identités fixes et immuables comme nous nous plaisons à le croire. Il n'existe donc pas une Albertine ou un Marcel, mais une multitude d'états qui composent les êtres instables que nous sommes. "Notre moi est fait de la superposition de nos états successifs. Mais cette superposition n'est pas immuable comme la stratification d'une montagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes." (Poche p. 205) Ce Temps, à la fois désespérant et consolateur, destructeur et libérateur, permet l'apaisement et le pardon, après que sa mémoire a longuement torturé l'amant abandonné.
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Ce roman pourrait donc faire un peu peur, car il ressemble à un essai sur le chagrin et sur la jalousie, non à une histoire d'aventures distrayantes. C'est le récit détaillé d'une enquête sur le passé, qui affecte plus l'enquêteur que la femme soupçonnée. Pourtant, Proust va si loin, si profond, dans l'analyse de la mémoire, du chagrin, de la jalousie, de l'oubli, qu'on ne sera jamais déçu si l'on a le courage de relire "Albertine Disparue". On y verra naître un écrivain capable de transmuer le "je" du roman de soi, du malheur d'aimer, en "nous" apaisé de la généralité et de l'humanité commune.
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