Il avait attendu la nuit pour opérer. La maison donnait encore l'impression d'être inhabitée. Le matin, il avait fait un tour de reconnaissance pour repérer d'éventuels systèmes d'alarmes: il n'en avait pas trouvé. Le seul obstacle, c'étaient les serrures. Un jeu d'enfant: aucune ne résisterait à son kit de crocheteur, avec un peu de patience et à la faveur des ténèbres.
Eva se laissa aller à penser que certaines personnes étaient des digues. Mais pas dans une acception négative. Des digues qui, d'un regard, d'un mot, ou même par leur simple présence, te permettaient de te glisser dans ton propre torrent existentiel, sans débordement, sans qu'un élan sentimental soudain te submerge d'un trop-plein de vie, de cœur, de larmes. Des digues. Pour que le courant ne perde pas de sa force. Des digues; Pour garder le regard fixé vers l'horizon de ses désirs.
Elle l'ignorait encore, mais c'était comme si elle avait subi une transfusion lymphatique : l'obsession de Barrali l'avait contaminée.
Toutes les affaires d'homicide ne sont pas identiques. Certaines te collent à la peau pour toujours. Tu les portes en toi comme des cicatrices. Au bout de quelques années, elles cessent de te faire mal et tu n'y prêtes plus attention. Elles deviennent une partie de toi. Le tissu cicatriciel s'atténue au point que tu finis par ignorer sa présence. Mais il suffit d'un détail, d'une odeur, d'un regard ou d'un mot pour réinfecter la plaie, pour rouvrir la boîte de Pandore que tous les enquêteurs ou presque gardent en eux, laissant libre cours à des souvenirs corrosifs et à une culpabilité aussi sournoise que des parasites intestinaux. Et peu importe le nombre de kilomètres, physiques ou psychologiques, que tu pourras mettre entre toi et l'affaire, cette dernière te retrouvera toujours, tel un esprit qui ne trouve pas la paix venu te tourmenter pour obtenir justice. Il fait la queue avec toi à la caisse du supermarché, t'observe dans la salle d'attente du médecin, rôde derrière ton dos lorsque tu dînes en famille. Il te hante, semblable à un amour que tu n'as pas eu le courage de vivre. La soif de vérité s'alanguit avec le temps, mais pas pour ces âmes condamnées à une nuit éternelle qu'il te revient tant bien que mal d'éclairer. C'est ton travail. Ou peut-être plus encore : c'est ce que tu es. C'est pour quoi il te semble être né. Ta mission. Ta condamnation. Et si tu cherches à les oublier, les esprits des victimes t'empêchent de dormir. Tu les devines au pied du lit. Ils murmurent tes fautes. Ils t'accusent d'avoir capitulé. À la longue, ils te conduisent à la folie, et tu ferais n'importe quoi pour les chasser. N'importe quoi. (P.428)
Le lien qui se tisse entre l'enquêteur et la victime d'un homicide est sacré. Il transcende la simple bureaucratie, les comptes rendus d'enquête, les rapports d'autopsie, les pièces à fournir au magistrat. Il devient quelque chose de beaucoup plus intime. Dans l'éventualité où l'affaire n'est pas résolue et où le bourreau reste en liberté, ce lien sacré, indissoluble, peut se muer en une obsession éreintante, impossible à fuir. Le temps qui passe renforce le sentiment de culpabilité, accentue le doute selon lequel le tueur pourrait frapper de nouveau... La vie continue, évidemment, mais la peur d'avoir fait fausse route, de ne pas avoir été à la hauteur, d'avoir permis que d'autres vies soient brisées reste vissée au cœur et à l'âme et, plus les années passent, plus ce poids devient insupportable. Une affaire non résolue est la condamnation la plus sévère que peut subir un policier. Parfois, c'est un point de non-retour. (P.48)
En Sardaigne, le silence est presque une religion. L’île est composée de distances infinies et de silences ancestraux qui ont quelque chose de sacré. Tout en est imprégné : les collines de maquis qui se découpent jusqu’à l’horizon, les champs de blé à perte de vue, les plaines recouvertes de ciste, de lentisques, de myrte et d’arbousiers qui saturent l’air de parfums enivrants ; les montagnes qui se dressent timidement vers le ciel, comme par peur de le profaner. Les hauts plateaux et les pâturages où paissent les troupeaux et souffle le mistral. Partout règne un silence pénétrant.