J'ai peur de cette vie fade et sans lumière qui m'attend. Je crois que je viens de grandir encore une fois trop vite, une nouvelle partie de mon innocence s'évapore. Pourquoi est-ce si douloureux d'avancer dans l'existence ?
Nos mères, debout auprès de la voiture chargée, nous regardent avec attendrissement. Je les hais, elles doivent estimer excessifs les larmes de Céline et mon visage contracté. Quelle importance attribuent-elles à notre souffrance ? ... J'aurais voulu poser mes lèvres sur les siennes. Sa mère décide de nous séparer en déménageant, et par sa présence en ce moment, elle gâche nos derniers instants. J'aspirerais tellement à cinq ou six ans de plus. Sur un ultime appel, elle quitte mes bras et monte en voiture. Je regarde l'automobile s'éloigner, la boule qui obstruait ma gorge au départ de mon père me bloque à nouveau la respiration. Quand le véhicule a disparu, j'arrive à articuler quelques paroles pour demander à ma mère de bien vouloir m'amener au puy de Dôme. Devant mon désarroi, elle s'exécute sans un mot.
Une heure plus tard, lorsque mes pieds quittent le sol, les larmes inondent mon visage. La boule qui s'était installée dans ma gorge laisse enfin passer ma respiration. Je suis détruit, mais je vole encore. Dans les nuages, je demeure seul et heureux.
Je la regarde droit dans les yeux pendant trois secondes en attendant un accord silencieux. Elle ne me repousse pas et ses yeux sourient. Je mets ma main dans ses cheveux pour l’attirer vers moi et je l’embrasse. La violence de ce contact me couple le souffle. C’est divin. Jamais aucune femme ne m’avait rendu mon baiser de cette façon. C’est la première fois que je sens une demoiselle se lâcher complètement dans mes bras. En règle générale, les filles semblent réfléchir à la façon de se comporter pour mieux me séduire. Elles tentent d’aborder l’exercice sous le meilleur angle, elles calculent et décomposent tous leurs gestes. Céline n’analyse pas. C’est animal et magique. Je voudrais que le temps s’arrête.
Après tout, je ne suis qu’un être inachevé, parfaitement incapable de construire sa pensée et d’exprimer ses besoins. J’ai parfois le sentiment d’être Pinocchio aux mains de Geppetto. Mes parents veulent me façonner selon leurs souhaits et leurs aspirations.
Nicolas a, semble-t-il, rapidement pris conscience qu’il souffrait plus d’une blessure d’amour propre que d’un réel chagrin d’amour. Ce constat lui a permis d’enterrer la hache de guerre et avant que le divorce ne soit prononcé, il avait déjà retrouvé son équilibre auprès de sa chère collègue. Sa colère contre moi s’était dissipée. Il n’a pas souhaité s’encombrer des enfants. Il n’a jamais aspiré particulièrement à être père.
Je crois d’ailleurs que notre divorce a apaisé nos relations. Je dois avouer que je suis moins fan de sa chère Anne-Sophie. Elle ne se montre pas désagréable, mais arbore toujours un air suffisant très horripilant. Elle sirote sa coupe de champagne en regardant dans le vide. J’ai un gros doute sur le fait que son esprit soit resté avec nous. Elle semble absente en permanence. Ne reniant pas mon ironie habituelle, je m’interroge sur sa capacité à s’échapper mentalement ou sur la vacuité sidérale de sa boîte crânienne. Je dirais pourtant qu’elle rend Nicolas heureux. J’imagine qu’ils doivent avoir les mêmes envies et aspirations.
Cet homme détient un effet magique sur moi. Il arrive toujours à faire redescendre très vite la pression quand je m’agace pour un rien. Je tente de nettoyer l’énorme tache de jus sur ma robe et attrape un rouleau d’essuie-tout avant de retourner vers le salon. Encore une fois, je m’émerveille de la vue en passant devant la grande fenêtre de l’entrée.
Il m’a vue. Il m’a reconnue, c’est incontestable. J’ai l’impression que plus rien n’existe autour. Il m’observe intensément comme s’il tentait de sonder mon âme. C’est LUI. Je ne suis pas en train de vivre un coup de foudre, mais une évidence. Tout me paraît subitement complet. Je le regarde et je sais déjà que je ne peux plus changer d’avis. Mon cœur ne le supporterait pas. Je suis sûre de moi, enfin. Plus je m’approche de sa table, plus je me sens tout simplement à ma place. Ce n’est même pas une question d’attraction physique. C’est juste une évidence. J’ai trouvé mon espace. L’avenir se vivra forcément avec lui.
Tu ne vas pas louper encore une fois ta chance. Et si Antoine ne se révélait pas un problème de plus, mais plutôt la solution ? C’était l’amour de ta vie il y a vingt ans. Et si c’était l’homme qu’il te faut ? Celui qui t’apaisera. Celui qui te fera revivre. Il a compté plus que tout pour toi. Ce n’est pas rien. Moi, je le sens. Plus que cela… j’en suis convaincue ! C’est ton karma, ma belle ! Attends de le voir et tu sauras ! »
Arrête de tergiverser. Je te l’ai dit, aie confiance en ton karma. Ce n’est pas une tenue qui changera le cours de ta vie. Petite suggestion : et si tu restais juste toi-même ? »
En me voyant me présenter devant le miroir, ma mère est enchantée. Pour ma part, j’hésite entre les rires et les larmes. J’évoque une grosse meringue bien vieillie. La couleur de cette robe ressemble à celle fréquemment présente dans les couches de Gabriel et elle est tellement bouffante que je ne suis même pas persuadée que l’on puisse encore apercevoir mon visage.