PAGE 235: « Parler suppose une écoute. Et l'écoute suppose une rencontre. Le risque pour un enfant s'il parle, c'est qu'on ne l'entende pas. Et pour un enfant, parler en vain est pire que se taire. Aux terribles conséquences psychiques d'avoir été exploité et piétiné, à la cruelle désillusion sur la capacité protectrice de ses parents, se surajoute la perte définitive de toute espérance dans la solidarité humaine. »
Alors que j'étais au lit depuis moins d'une heure, j'ai entendu la porte du salon s'ouvrir doucement et le bruit des savates de mon père sur le carrelage du couloir. Je me suis mise à retenir ma respiration. Allait-il revenir me chercher pour que l'on retourne travailler?
Je l'ai entendu s'arrêter juste avant l'escalier. Puis plus rien, jusqu'à ce que l'une des marches en bois de l'escalier ne craque sous son pas. Mon père avait enlevé ses savates au pied de l'escalier et était en train de monter. J'étais toujours en apnée, et la panique m'envahissait. La porte de ma chambre a grincé, et il est entre, sans un mot. J'étais allongée en chien de fusil, face a la porte. Immobile. Il a fait le tour du lit et s'est glissé dans les draps. Il s'est alors collé contre moi et ma emprisonné de ses bras. Je sentais son souffle chaud dans mon cou. Ce contact physique étroit me metal profondément mal à l'aise. J'étais incapable d'émettre le moindre son, de faire le moindre geste. Lui semblait apaisé. Sa respiration était calme. Après les coups reçus dans la journée, je ne comprenais pas cette tendresse que je trouvais suspecte et inappropriée.
Impossible de savoir combien de temps il est resté comme ça. Sans parler. Sans bouger. J'ai eu l'impression que cela durait des heures. Et puis, aussi silencieusement qu'il était venu, il s'est relevé et il est parti. Il n'y avait eu aucune violence mais je l'avais ressenti comme une atteinte irréversible à l'intégrité de mon corps. Je m'en sentais dépossédée et j'avais l'impression de ne plus m'appartenir.
(…). II venait de temps en temps, surtout lorsque la journée s'était mal passée. Il s'allongeait un moment contre moi, sans un mot, puis repartait. Était-ce sa manière de me demander pardon pour sa violence ? Était-ce le seul moyen qu'il avait d'exprimer des regrets ?
Je n'ai jamais su quoi en penser. Tout ce que je sais, c'est que j'en ai été largement traumatisée et que j'en garde encore aujourd'hui de lourdes séquelles morales.
J'étais une petite fille très pudique. Me pencher en avant sur le bureau après avoir baissé mon pantalon et mes dessous pour recevoir des coups de ceinture était déjà une humiliation suprême et une honte terrible.
Mais cette tendresse déplacée, que je ressentais comme une agression, me faisait haïr ma féminité naissante.
Qui s'embarrasse à regretter le passé perd le présent et risque l'avenir.
J'avais besoin de stabilité pour pouvoir me reconstruire, c'était évident. Pourquoi tous ces "professionnels de l'enfance" manquaient t-ils tant de bon sens ?
Les gens vont au tribunal comme ils vont au cinéma. Pour passer l'après-midi. Ils ne se rendent pas compte de la honte supplémentaire que leur présence engendre.
" Il était grand temps de vivre maintenant "
" Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,
Traversé çà et là par de brillants soleils;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils"
" Malgré mon épuisement, j'essayais de jouer encore. Quand vraiment mes forces m'abandonnaient, je commençais à travailler mains séparées pour soutenir ma tête avec ma main libre "
Pourtant, dans ce "foyer des enfants", je ne me sentais pas plus en sécurité. (p. 159)
Maigrir était une manière de gommer les stigmates de cette puberté pour atténuer ma honte.