Air fait partie de moi, pensa-t-il, comme je fait partie d'Air. Et Madjane aussi. Nous trois, on forme un tout inséparable. Personne n'est heureux ou malheureux tout seul. Le bonheur, le malheur de chacun affecte aussi les autres. Tout être humain a des liens invisibles avec les autres. Je ne suis pas que moi. Plaïssoute n'est pas que Plaïssoute. Je suis en lui et il vit en moi.
Il y avait du brouillard ce matin -là. Madjane tenait son panier d'une main et de l'autre aidait le gamin à descendre les marches.l'enfant débordait de vie.Ils gravirent la butte dans l'herbe humide et entrèrent dans la fraîcheur du brouillard.Un arc-en -ciel resplendit devant eux ,tandis que le soleil commençait à réchauffer l'atmosphère.
L'éléphant leva la patte pour permettre au cornac de grimper s'asseoir sur sa nuque.Tandis que l'homme s'installait ,l'énorme animal cessa un instant de battre mollement des oreilles.La femme sur la plate-forme de la maison descendit les marches et,dressée sur la pointe des pieds ,tendit au cornac un long morceau d'étoffe à petits carreaux plié en carré et du riz empaquetė dans une feuille de bananier.
Tout à sa sculpture,Cam-ngaï découvrait ses limites.Il prenait conscience de ses propres faiblesses et d'insuffisances dont il n'avait même pas soupçonné l'existence.Il écoutait désormais les conseils et explications de Boun Hâm, mais au moment de les mettre en pratique ,quelque chose l'arrêtait ,et il glissait dans un profond désarroi.
--Qu'est-ce qui ne va pas ?s'inquiétait Madjane .Après l'avoir appelé à plusieurs reprises pour le repas ,elle le trouvait allongé immobile sur le bloc,les mains croisées sous la nuque ,plongé dans ses réflexions.
--T'as pas faim? demanda t-elle.
--Pas encore.Je mangerai plus tard,dit-il à voix basse.
Elle s’affaira ainsi pendant de longues journées avant de se résigner à finir une bonne fois le panier, dont l'anse et le couvercle étaient ornés de motifs décoratifs. Elle le montra à Cam-Ngaï en souriant.
- Qu'est ce que tu vas mettre dedans ? demanda-t-il.
- Du brouillard.
A chacun son propre éléphant, se dit-il. A chacun sa propre sculpture. Nul ne peut la sculpter à la place d'un autre.
-Je voudrais pouvoir les empailler vraiment, ces foutues journées, pour qu'elles s’arrêtent une bonne fois, dit-il à Madjane, avant de faire demi-tour et de descendre.
Elle le regarda disparaitre, abasourdie.