Elle s'est approchée de la grande porte, a d'abord posé le panier, puis Le Petit, bien calé contre la porte, et quand elle a commencé à lui couvrir la tête sous la couverture, j'ai compris qu'on était en train de l'abandonner. (...) Je crois que c'est à ce moment-là que j'ai su d'un coup ce qu'était l'injustice et qu'à quatre ans, un enfant pouvait désirer ne plus vivre et être englouti dans les entrailles de la terre. Ce jour-là restera sans doute à jamais comme le plus cruel de mon existence.
Je ne pleurais pas, mes larmes n'auraient pas suffi, je ne criais pas non plus car mon sentiment de révolte était plus fort que ma voix. (p. 70-71)
Préface - Piedad Bonnett, 2012
Dans les vingt-trois lettres qui constituent ce recueil, chacune abordant un chapitre de son enfance, on goûte le ton alerte des récits oraux grâce au formidable talent de la conteuse d'Emma Reyes (...)
Mario Volpi soutenait que tout dans les tableaux d'Emma Reyes était " à la fois élémentaire et raffiné, authentique et instinctif", remarque qui s'applique aussi à cet ouvrage d'une facture trompeusement naïve. Car au-delà de la chronique de sa vie, l'auteure a eu à coeur d'y croquer la Colombie discriminatoire, classiste et raciste de son enfance, celle des années trente (...) (p. 8)
Le souvenir que je garde de cet incendie est celui du plus beau, du plus extraordinaire spectacle de mon enfance. J’ai cru pendant très longtemps que l’incendie faisait partie des fêtes données en l’honneur de M. le Gouverneur.
Tout était dans le monde, sauf nous...On n'avait le droit de demander aucune explication sur rien, ce qui venait du monde était péché, point. (...)
Nos vies étaient dépourvues d'avenir et nous n'aspirions qu'à filer tout droit du couvent au Ciel sans effleurer le monde. (p. 132)
Si tu me demandes quel fut le premier amour de ma vie, je t'avouerai que ce fut soeur Maria. Mon amour pour elle était des plus étranges, je la considérais à la fois comme ma mère, mon père, mes frères et soeurs, et mon fiancé. Elle réunissait pour moi tous les types d'amour et toutes les nuances de tendresse. (p. 195)
Ce jour-là, au couvent, j'ai pris clairement conscience, comme je le vérifierais plus tard dans le monde, que l'humanité était divisée en classes sociales et que seuls les privilégiés détenaient le pouvoir. (p. 197)