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Critique de Charmichael


"Lettres à une jeune poétesse" est un recueil inédit de lettres entre le poète Rainer Maria Rilke, 45-50 ans, et une jeune fille dans la vingtaine, Anita Forrer. Une soixantaine de lettres échangées entre 1920 et 1926. Une édition allemande de ces lettres avait paru il y a 40 ans et cette version française la réactualise.

Dans cette édition justement, il me semble que les notes des traducteurs.rices ainsi que l'accompagnement éditorial, préface, postface, photos, participent directement de l'intérêt de lecture. Par les notes, nous sommes avertis des trous dans la narration ("lettre perdue", extrait tiré du journal etc). Il nous est proposé l'expérience d'un récit lacunaire, recomposé. Un double récit en fait, deux narrations qui se croisent et dialoguent. le livre se formant par assemblage des fragments... par le travail d'édition, qui met bout à bout les deux côtés de l'échange, comble - juste ce qu'il faut, point trop n'en faut -, fait d'un discontinu un récit.

À ce titre, rarement l'importance du travail d'édition ne m'est apparu aussi clairement. Les notes d'accompagnement, pour certaines anecdotiques, tissent de bout en bout la toile de ce "récit de leur relation". Que ce soit par des explications quant à leurs références communes, livres, personnes, lieux etc., tout leur tissu d'existence partagée. Egalement par tout ce qui accompagne ces lettres, tel que rapporté dans les notes, par exemple telle lettre d'Anita était accompagnée d'un gâteau, ou d'un livre; telle autre encore aura voyagé de porte en porte avant de trouver "Rainer"... Les lettres semblent vivantes, concrètes, postées dans leurs boîtes aux lettres. Elles nous apparaissent entourées d'une auréole historico-romanesque. Il y a là, dans l'espace-temps ainsi déplié, une zone de vie historiquement datée, à l'Est, il y a un siècle.

Mais... place au texte. Aidées par la présentation, ces "voix du passé" ont pu jouer, moderato cantabile, sur les cordes de ma mélancolie. Lues aujourd'hui, elles passent pour des parcelles de vie dans la fosse obscure de la grande Histoire, toujours menacée d'oubli (en particulier la voix d'Anita, qui "vibre" de son aspiration à vivre).

Musique de nos remous intérieurs - et la confession provoque en moi un trouble. Ces lettres ne sont pas ou peu des récits d'actions, elles sont le récit d'une âme, une plongée en soi (mais guettant toujours l'autre) ; des parenthèses à la vraie vie, des minutes de pure partage, des alvéoles de sentiments, des respirations au pouls de l'autre. Les détails de la vie concrète prennent une autre dimension dès lors qu'ils sont racontés sur le ton de l'aveu (qui est un peu un aveu à soi).

Les lettres prennent également une autre dimension dès lors qu'"elles ont été lues", et c'est bien un double regard qui s'affiche au travers de chaque courrier. Malgré nous, nous nous approprions les yeux de Rainer lisant Anita, et inversement.

Le lecteur trouvera finalement dans ce recueil le mariage d'un échange épistolaire raffiné, plein d'esprit, et d'un récit à la fois historique dans les faits et romanesque pour l'imagination.

Les notes sont capitales pour la compréhension mais restent succinctes, n'appesantissent pas la lecture. Elles laissent des questions en suspens: que faisait alors Rilke dans cette demeure?... Qu'en est-il de la maladie de la mère d'Anita?... Cette concision est bienvenue pour les respirations qu'elle laisse (et les ellipses ont leur valeur littéraire).

On appréciera dans les pré- et postfaces l'implication enthousiaste des traducteurs-éditeurs français : Jeanne Wagner et Alexandre Pateau, le plaisir qu'ils éprouvent à nous présenter leur travail ; aussi la mise en page des éditions Bouquins, aérée, confortable à l'oeil ; enfin la reliure couleur crème, au toucher agréable.

Les fins de lettres sont souvent des formulations charmantes, par exemple ils ne cessent de se dire "Adieu pour aujourd'hui".

Anita, P. 149 : "Acceptez, Rainer, ma gratitude en échange de toute votre bonté !"
Rainer, P. 114 : "Célébrez, chère Anita, un jour bon, un jour beau dans ses réalités, - beau dans toutes ses significations, et avant tout un jour qui donne à votre coeur tout l'espace d'être gai !"

Merci à Masse Critique et aux Editions Bouquins pour cette découverte.
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