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Alexandre Pateau (Traducteur)Jeanne Wagner (Traducteur)
EAN : 9782221240762
256 pages
Bouquins (25/03/2021)
3.86/5   35 notes
Résumé :
"Dans la vie, on n’éveille jamais assez souvent le sentiment du commencement en soi, et nul besoin pour cela d’un grand changement extérieur, car nous modifions le monde depuis notre cœur même, et si celui-ci veut bien être neuf et incommensurable, celui-là se présente alors comme au jour de sa création : infini. Si nous devions nous rencontrer un jour et pourquoi cela ne se réaliserait-il pas, vous réclamez que je vous raconte l’histoire d’un commencement nouveau q... >Voir plus
Que lire après Lettres à une jeune poétesseVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (23) Voir plus Ajouter une critique
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Opération mass critique.

Cette correspondance impromptue est initiée en 1920 par une jeune suissesse, fräulein Anita, après que cette dernière ait assisté à une séance de lecture du poète. Rilke lui répond promptement et essaye d'apporter conseils et perspectives à la jeune âme que l'on découvre très vite tourmentée d'Anita. Ce n'est plus tout à fait le Rilke de Lettres à un jeune poète, l'auteur est dans sa maturité littéraire, les Carnets de Malte ont déjà paru, ainsi que plusieurs recueils de poésie. Autre différence, l'échange avec Anita est d'emblée plus centré sur la vie de la jeune femme.

“Pourquoi je vous écris tout cela : je ne sais pas, c'est peut-être que j'obéis à une nécessité intérieure.” Cela commence certes par des échanges sur la littérature, quelques vers envoyés à Rainer par Anita lui valent une invitation à plutôt essayer la prose : “je ne saurais vous mettre suffisamment en garde contre les tentations de la rime”… mais c'est presque un coaching thérapeutique nous pourrions dire. En effet, Anita sans relâche confiera ses doutes, ses peurs, ses ressentis à la recherche de l'appui, mais aussi sans doute de l'intérêt de Rilke, tout en s'inquiétant de sa légitimité à ainsi perturber le grand écrivain par ses missives somme toute assez centrées sur elle-même, de son propre aveu.

Le maître rassure, apaise sans complaisance, sans mièvrerie feinte, allant droit au but dans la limpidité, le dépouillement et la spiritualité qui le caractérisent. Puis les mots ayant leur limite, mieux vaut laisser infuser des paroles claires qu'user sa plume à les répéter, alors le maitre s'efface peu à peu… Si les lettres de Rilke sont d'emblée plus fécondes pour le lecteur, de par les conseils, le recul et la vision de l'auteur, il n'est pas inintéressant du tout de voir à quoi ce dernier se raccroche dans les demandes d'Anita avant de professer ses recommandations.

“Nous ne savons pas ce qu'est le centre d'une relation amoureuse” répond Rilke à Anita qui lui écrit avoir consulté un psychiatre, troublée suite à une relation avec une amie. Les vues du poète praguois sur l'homosexualité, alors que la lettre d'Anita est sibylline, tortueuse, sont d'une sagacité bluffante : “des être travaillent depuis longtemps déjà à dissiper les soupçons si laids qui pèsent sur les relations amoureuses au sein du même sexe”. Ces mots, ainsi que la disqualification de la psychiatrie ou de tout jugement extérieur ou tendance culpabilisante face à ce qu'il nomme l'innocence et le mystère de l'amour auront joué un rôle important pour Anita qui renouera avec son amie, et par la suite vivra une longue histoire d'amour avec une autre femme.

Il y a un petit côté courrier des fans, nous sentons comme Anita, sans même en revenir d'entamer une relation épistolaire avec Rilke, est en demande par rapport à lui, elle a l'hubris de vouloir savoir - et lire de la plume même de Rilke - s'il existe une place pour elle dans les pensées du poète et on ne peut qu'imaginer comme elle retint son souffle à la lecture de la réponse de l'écrivain : “Ai-je répondu à toutes vos questions Anita ? - Il en reste une : est-ce que parfois, sans qu'une de vos lettres m'y invite, je pense à vous ?”

Comme le suspense est à son comble, il ne tient désormais qu'à vous de décacheter la cire sur l'enveloppe à la flamme de votre chandelle…

Il me faut saluer et remercier Babelio & les Editions Bouquins pour ce très bel ouvrage. C'est un très bel objet, les lettres sont accompagnées de quelques mots qui ouvrent et clôturent la lecture pour la contextualiser sans l'appesantir, en s'en tenant à l'essentiel, des photos et des extraits du journal d'Anita Forrer et notamment les précieux passages consignant ses deux rencontres réelles avec le poète.

Un pré-requis peut-être avant d'entamer une correspondance (lorsque bien sûr celle-ci ne nous est pas destinée) : ne pas s'interdire le voyeurisme et plonger à fond dans la vie des autres !

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Ouvrage reçu lors d'une opération Masse Critique Privilégiée, je tiens tout d'abord par remercier babelio et les éditions Bouquins pour l'envoi de ce magnifique ouvrage.
Il est vrai que j'avais lu "Lettres à un jeune poète" du même auteur (Rainer Maria Rilke) lorsque j'étais adolescente mais je n'avais alors sans doute pas saisi toute la portée des mots alors - étant probablement trop jeune - et il aurait peut-être fallu que je les relise avant de me lancer dans cette nouvelle lecture mais cela me fut impossible, n'arrivant pas à remettre la main sur l'ouvrage que je possédais alors et édition donc dans laquelle j'aurais voulu relire cette correspondance (je ne désespère pas de remettre la main sur ledit exemplaire).

Ici, Jeanne Wagner et Alexandre Pateau ont accompli un travail remarquable en se plongeant dans les archives de l'oeuvre rilkéenne afin de nous présenter cette édition. Sont regroupés ici la quasi-totalité de la correspondance qu'échangea le poète Rainer Maria Rilke avec une jeune femme (qui avait l'âge de sa propre fille), Anita Forrer. Entre eux, jamais le moindre échange épistolaire ambigu, jamais un mot déplacé de la part de Rilke qui s'instaura plutôt comme "un maître à penser", un aiguilleur de conscience qu'autre chose. Si les deux se sont rencontrés dans la vraie vie (j'entends par là, autrement qu'à travers des lettres mais se sont bel et bien retrouvés en présence l'une de l'autre), ce ne furent pourtant que des moments fugaces, retranscrits ici mais qui sont loin d'être aussi riches en échanges que dans les lettres qu'ils se sont adressés de 1920 à 1926. Mêms i le poète reste parfois muet de longs mois (ce qui désespère souvent notre jeune femme à peine âges de 19 ans lorsque débuta leurs échanges), il n'en reste pas moins très prévenant envers cette dernière, se chargeant de répondre dans les moindre ds détails à toutes les questions existentielles que se pose cette dernière. Elle lui demande également souvent des conseils en matière de lecture, savoir si les ouvrages vers lesquels elle se tourne sont de bons modèles et Rilke se chargera également de lui faire découvrir des ouvrages tels "Les Fleurs du Mal" de Baudelaire qu'il jugea comme un livre indispensable qui doit nous accompagner tout au long de notre vie.
Entre eux, également des échanges plus légers - quoique - (sur la santé de l'un ou l'autre, les relations qu'entretient Anita avec sa famille entre autres) mais tout cela amène le lecteur à se replonger dans une autre époque et à les retransposer dans le contexte d'aujourd'hui.

Une lecture riche en émotions et en réflexions philosophiques ! Je n'ai qu'un regret, ne pas connaître assez l'allemand (bien que l'ayant étudié au collège et lycée) et encore, Rilke était autrichien donc c'est encore probablement différent, pour pouvoir lire les oeuvres de ce dernier (qui s'enrichissent au cours de cet échange épistolaire) dans leur langue originale. Un ouvrage intense et extrêmement bien documenté et annoté par nos deux traducteurs et que je ne peux que vous recommander !
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Après -Lettres à un jeune poète- de Rainer Maria Rilke, voici la correspondance du poète avec la jeune poétesse Anita Forrer. Cet échange épistolaire s'étend de 1920 à 1926, soit 12 années après les échanges avec Franz Xaver Kappus.

Il s'agit d'une édition inédite en France et quasi complète des lettres que se sont adressé les deux protagonistes.

Dans l'avant-propos, l'éditeur précise :
« En présentant cette correspondance, nous aimerions faire entendre la voix d'un Rilke arrivé dans sa pleine maturité d'homme et de poète – mais aussi donner la parole à une jeune femme qui, tiraillée entre la pesanteur de son carcan social et un élan irrépressible vers la création et vers la vie, pourra devenir, à sa manière, source d'inspiration pour les lectrices et lecteurs d'aujourd'hui. »

Tout comme il l'avait fait avec le jeune poète Franz Xaver Kappus, Rilke répond immédiatement aux sollicitations de la jeune femme de 19 ans, qui selon lui, est sensible, « avide de savoir, ouverte aux choses de la nature comme à celles de l'esprit. »

Cette correspondance va permettre, en outre, à Rilke d'accéder au milieu de la bourgeoisie Suisse de Saint-Gall qu'il ne connaissait pas.

La jeune femme voit en la personne du poète « un guide », « un maître. », celui-ci va donner selon elle « un sens nouveau à sa vie » « en lui ouvrant des espaces spirituels insoupçonnés… »

Après l'ouverture du recueil sur quelques lettres manuscrites nous accédons à la correspondance entre les deux personnes.

La jeune femme se d'abord montre admirative des oeuvres et de la personnalité de Rilke.

Dans un premier temps, la correspondance est axée sur l'aspect littéraire de l'oeuvre du poète, il y est question, entre autres, des Cahiers de Malte, la jeune poétesse ressent une totale empathie pour le personnage en se sentant en totale fusion avec les émotions de celui-ci.
Rilke apporte alors des lumières à la jeune fille sur cette oeuvre dans laquelle la cruauté est mise en avant mais la sensibilité de la poétesse au texte de Rilke a permis à celle-ci de dépasser la noirceur du livre, l'angoisse que sa lecture aurait pu déclencher pour en tirer l'essence même de ce que l'auteur a voulu exprimer, Rilke lui adresse ses compliments pour cette justesse littéraire. Il lui enjoint toutefois de diversifier ses lectures, de lire d'autres auteurs dont le fameux Jacobsen qu'il admire toujours depuis les lettres à un jeune poète. Les conseils de Rilke, estime-t-elle lui ont permis de transformer son écriture.

Rilke se montre toujours aussi attentif, enthousiaste à l'idée d'éclairer les jeunes talents, de leur prodiguer des conseils ; il éprouve une certaine jouissance à l'idée de les former, les guider dans leurs lectures et leur écriture tel un poète/professeur.

Mais l'homme, le père qu'il est, il a une fille de l'âge D'Anita, ne se comporte pas uniquement en « pédagogue » de la littérature, il est présent également quand la jeune fille confiante lui livre certains secrets inavouables sur l'amour, le désir naissant qu'elle éprouve et dont elle se sent coupable, ses ruptures et déceptions amoureuses, les difficultés des liens familiaux, l'amitié, la religion, elle lui pose aussi de nombreuses questions métaphysiques qui l'obsèdent. Il la rassure et lui apporte le réconfort moral nécessaire en toute simplicité, à la manière d'un ami bienveillant, elle lui en sera pleinement reconnaissante.

L'empathie et la générosité de Rilke à l'égard des autres se déploie pleinement dans ses correspondances. Elles nous permettent de mieux approcher l'être humain qu'il est au-delà de son génie poétique, son altruisme qui le rend apte à se tourner vers autrui et de compatir notamment lorsqu'il s'agit de jeunes gens qui se sentent quelque peu égarés, solitaires. Il a une telle aptitude langagière, une telle profondeur de pensée (tournée parfois vers la métaphysique) qu'il sait trouver les mots justes et atteint le coeur de la poétesse.

Cette correspondance est plus intime peut-être, plus personnelle que les -Lettres à un jeune poète- qui était plus axée sur l'écriture, les formules de politesse sont moins convenues que celles que Rilke adresse à Kappus, la jeune fille et le poète se sentent très proches ; ils signent leurs lettres de leur prénom. Les délais entre certaines lettres les inquiètent au plus haut point, leur rendez-vous manqué affecte le poète, ils sont devenus dépendants l'un de l'autre et s'apprécient mutuellement au plus haut point, je dirai presque qu'il y est question d'amour, filial ? Un amour platonique ? En tout cas un « coup de foudre » qui va au-delà de la littérature et de l'initiation à l'écriture, Rilke est un véritable confident de confiance pour la jeune femme.

Certaines lettres de Rilke sont tout à fait accessibles, d'autres comportent des envolées métaphysiques qu'il faut lire ou relire avec attention. Quant Anita Forrer, elle exprime son admiration, son amour, ses doutes, ses tourments, ses échecs, ses joies aussi, propres à son âge et à sa condition, à son époque, de manière simple, claire et sincère.

Je remercie Babelio ainsi que les éditions Bouquins pour l'envoi de ce livre, merci également pour le petit mot de l'éditeur.
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ÉMOUVANTE CORRESPONDANCE D'UN MAÎTRE À SON ÉLÈVE.

Longtemps durant, l'oeuvre du poète Rainer Maria Rilke fut connue au public français non seulement par l'entremise de ses grands recueils de poèmes, peut-être un peu par le biais de son unique et étonnant roman, Les cahiers de Malte Laurids Brigge, (auquel il est régulièrement fait référence dans le présent ouvrage), mais, dans une très large mesure, c'est par un livre qu'il n'a jamais lui même directement composé ni ouvertement souhaité que la postérité de cet immense poète autrichien né à Prague s'est faite chez nous, les fameuses Lettres à un jeune poète

C'est oublier un peu vite plusieurs éléments : que celles-ci avaient été envoyées à un "apprenti poète" sans volonté première de "faire oeuvre". Qu'elles sont le reflet d'un poète à la reconnaissance pas encore aussi affirmée que celui qui écrira plus tard à la jeune Anita Forrer, puisqu'elles furent rédigées entre 1903 et 1908. À cette époque-là, les "grands" recueils déjà écrits par Rilke sont surtout le livre d'image (1899) et, plus encore, La Chanson de l'amour et de la mort du cornette Christophe Rilke (1904) et son magnifique Livre des Heures (1905). Cela n'ôte rien aux qualités intrinsèques de cette série de dix lettres adressées à son compatriote Franz Xaver Kappus ni à ses "leçons" d'esthétique ou de vie, mais ce que les éditions Bouquins, par l'intercession d'une Masse Critique spéciale organisé par notre site de lecture en ligne préféré, Babelio.com mettent en évidence en traduisant pour la première fois en français ces Lettres à une jeune poétesse, c'est que des correspondances - sauf volonté expresse, et de leur vivant, par leurs deux auteurs - ne sont pas autre chose que des échanges ponctuels, dispersés dans le temps, plus ou moins intimes et inégalement riche d'intentions, d'envie, de projection - cela dépend bien évidemment de leurs auteurs - entre deux personnes. 

Mais entrons dans le vif du sujet. Nous sommes au début de l'année 1920 en Suisse où Rilke réside depuis peu (mais désormais, jusqu'à ces derniers jours en 1926). Une jeune femme de la bourgeoisie en vue de la ville universitaire de Saint-Gall, Anita Forrer, alors âgée de dix-neuf ans, venait de voir et d'entendre le poète à l'occasion d'une série de lectures qu'il avait données en septembre de l'année précédente. Avec la maladresse sincère et enthousiaste propre aux "fans" qui se décident enfin à approcher leur idole, Anita finit donc par se décider à écrire à Rilke, même si cette première missive ne se voulait «rien d'autre que [lui] montrer l'émotion profonde d'une jeune fille qui aime [ses] oeuvres.» Divine surprise, Rilke répondra à cette lettre qui ne demandait expressément aucune réponse, faisant d'elle une sorte d'élue. Suite à cette manière de malentendu miraculeux, s'ensuivirent six années d'un bien étonnant échange épistolaire au cours duquel la jeune femme avoua très vite à son "maître" s'adonner à l'art difficile du poème ainsi que du recueil de pensées diariste. Rilke, avec une forme intransigeante de brutalité douce la dissuada presque immédiatement de poursuivre dans la première direction tandis qu'il lui conseilla tout aussi tendrement et sincèrement d'approfondir cet autre forme d'écriture - le journal intime - pour laquelle il lui semblait qu'elle était bien plus elle-même, bien plus vraie, bien plus douée. Très vite, tant dans l'existence d'Anita Forrer que dans leurs échanges, cessent ces références à la poésie ainsi qu'au désir d'entrer en écriture (ce qui différencie, entre autres choses, ces lettres de celles que l'auteur des Elégies de Duino entretint avec le jeune Kappus, et qui nous font estimer le titre retenu pour ces correspondances un rien racoleur - c'est aussi celui de l'édition originale allemande -, même si tout autre titre eût été difficile à choisir. Ce sera notre seul remarque négative à ce très bel ouvrage).

Tout aussi rapidement, en revanche, s'installe une étrange mais parfaitement voulue relation de maître à élève, un échange se portant bien plus sur l'existence que sur l'écriture ou l'esthétique, même si les livres, et en particulier ceux de Rainer Maria Rilke (les Cahiers en tête, comme un Leitmotiv), sont abondamment cités et présents au fil de ces très belles pages. Ces derniers n'interviennent alors bien souvent que comme matière à exemples, comme modèles de chemins intérieurs à suivre ou à ne pas suivre, comme possibles sources de réflexion intimes, d'avancées personnelles, de motifs d'espoir, d'ouverture au monde et de compréhension de celui-ci, beaucoup plus que comme relation strictement esthétisante d'un lecteur à un autre. On y lira cependant l'importance d'un Francis Jammes (le poète "mystère" mentionné sans le nommer dans les Cahiers), d'un Charles Baudelaire (cadeau d'anniversaire un rien subversif du maître à son élève, véritable appel à l'indépendance d'esprit et à la liberté d'être), d'un Jens Peter Jacobsen (écrivain préféré de Rilke), d'un Valéry Larbaud...

On y découvre aussi - avant tout, peut-être - une jeune femme en pleine rébellion intérieure, passablement déprimée, pour ne pas écrire dépressive, en tout cas à fleur de peau, et cherchant, sans bien savoir comment, à s'affranchir de sa condition, à son destin tout tracé, à s'extraire, mais en cherchant à ne pas mettre à mal ceux qu'elle aime (qui ne la comprennent d'évidence pas), de cette prison dorée, familiale et sociale. Pour une part, Rilke saura lui ouvrir la voie, lui donnant des armes pour apprendre à vivre ; il saura même la mettre en garde à l'encontre de fausses solutions. Celle proposée, par exemple, par des théosophes qui l'avaient invitée à l'une de leur réunion. Celle encore de l'Amour, ou supposé tel, qui trouvera un temps sa solution en des fiançailles qui n'aboutiront jamais. Pour une autre part, on sent le poète presque désemparé par certaines questions, certaines attentes, certaines douces colères de cette femme à l'aurore de sa vie (celles concernant ses parents, entre autres choses), qui va d'ailleurs se mettre brutalement en retrait de cette correspondance qui ne sera plus, désormais (à la suite de l'une des deux seules rencontres, manquée, d'Anita et de Rainer, en 1923), qu'un long monologue sans aucune réponse, malgré le caractère empressé des lignes que la jeune femme envoie à son "maître". L'un des derniers mots, terrible, de l'autrichien sera de dire à sa correspondante tandis qu'il la raccompagnait à la gare à la fin de cette rencontre affreusement décevante : «Anita, pourquoi faites-vous toujours deux pas en avant pour reculer de trois ?» Mots auxquels Anita répondit, bien involontairement sans doute, par ceux-ci à l'occasion de leur seconde et ultime entrevue, tandis qu'il ne lui avait pas répondu une seule fois en trois ans ; des mots encore plus dramatiques, encore plus émouvants avec le recul, Rilke décédant d'une leucémie seulement quelques mois plus tard : «Comment avez-vous pu me faire ça ?» Et Rilke de répondre, « quel terrible malentendu». Mais quel passionnant, quel enthousiasmant malentendu, proposé à notre lecture près d'un siècle plus tard !
L'édition qui nous est proposée ici, constituée d'une soixantaine de lettres - certaines très brèves, d'autres tenant sur plusieurs feuillets ; d'autres encore n'existant plus qu'à l'état de résumés ou d'extraits restitués par le journal intime d'Anita - permet tout autant d'en découvrir plus sur l'auteur des Sonnets à Orphée - une autre de ses oeuvres majeures - que sur l'existence de cette femme de la bonne société du début des années 1920, des carcans étouffants dans lesquels l'une d'entre elles eut à se débattre afin d'en sortir dignement et surtout librement. La suite de l'existence d'Antia Forrer en atteste indubitablement. de ces rares et beaux échanges avec l'un des plus grands poètes du XXème siècle, elle sut faire oeuvre existentielle intime, la vieille dame qu'elle devint (elle eut une belle et longue vie, s'éteignant très âgée au début des années 80) n'oubliant en effet jamais les conseils et les mots de son ancien maître. 

On notera aussi la richesse des notes, souvent agrémentées d'extraits d'autres correspondances de Rilke venant éclairer celle-ci, ainsi que le patient travail de présentation et de traduction de Jeanne Wagner et d'Alexandre Pateau. Notons, enfin, que l'ouvrage est agrémenté de documents iconographiques particulièrement enrichissants pour l'ensemble de ce recueil. Un bien bel ouvrage pour lequel nous tenons, une fois de plus, à remercier les éditions Bouquins de nous l'avoir fait parvenir gracieusement. 
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Entre Rainer Maria Rilke et Anita Forrer sa jeune correspondante l'amitié singulière se nouera aussi par les livres et la lecture. Rainer s'inquiètera vite de ce que les siens troublent Anita (Le Livre d'heures écrit entre 1899 et 1903 Les Cahiers de Malte Laurids Brigge en particulier son seul roman paru en 1910, il l'orientera vers ses auteurs favoris J. P. Jacobsen ou S. Lagerlöf : « Ca ne doit pas toujours être moi, Anita, – je vois bien qu'il faudrait que je vous détourne de moi pour vous mener vers d'autres livres » (lettre du 28 janvier 1920). Plus tard lui enverra « le Livre du thé » (Okakura Kakuzo) et jusqu'à son exemplaire des « Fleurs du Mal », pour ses vingt ans, accompagné d'un poème-dédicace à son attention (12 avril 1921).

Le premier qu'elle avait lu de lui était la monographie de Rodin ; elle achetait tous ses livres et les faisait relier en demi-cuir precise une note de bas-de-page (p. 19). Anita Forrer a dix-neuf ans, Rilke a une fille du même âge, il est au beau milieu de la quarantaine avec une notoriété bien établie, quand elle assiste à une soirée de lecture donnée à Saint-Gall par l'écrivain fin 1919. Elle lui écrit via son éditeur le 2 janvier 1920 : [...] « Comme il doit être beau de faire votre connaissance. C'est bien parce que cela est impossible que je peux vous l'écrire. » […] de Locarno en Tessin où on lui a transmis la lettre il se désole en réponse de n'avoir pu lui serrer la main, lui fera part dit-il de ses éventuels nouveaux travaux et lui confie encore :

« Les cinq bouleversantes années écoulées ont ouvert en moi d'abyssales interruptions ; une réflexion et une concentration laborieuses seront nécessaires afin de les surmonter et de poursuivre ces travaux intérieurs que j'avais – ah, et avec quelles espérances ! – entamés en 14. Je ressens encore dans toute ma nature la désespérance de la guerre […]

Ainsi commencent leurs échanges épistolaires inédits en France jusqu'à maintenant ; très réguliers au tout début et plus ou moins distendus par la suite, entrecoupés d'une tentative de rendez-vous manqué au printemps 1920, d'une rencontre décevante en 1923 et d'une autre, ultime et fortuite, en 1926 six mois avant la mort de Rilke. La limpidité du style et la pensée de Rilke d'un côté, la prose d'une très jeune fille en quête de « sa véracité » de l'autre ; elle lui envoie rapidement ses premiers essais poétiques. le jugement de Rilke ne se fait pas attendre :

« En ce qui concerne vos petites tentatives, j'étais bien content d'avoir à leur côté quelques pages de votre lettre : vous vous y exprimez ô combien plus justement et singulièrement ! Vous feriez mieux de vous exercer à noter vos sentiments en prose. Je ne saurai vous mettre suffisamment en garde contre la tentation de la rime, qui viole et aliène imperceptiblement ce qu'on pensait lui confier, et qui, en vérité, se perd en cours de route quand on tente une transformation poétique sans la maîtriser pleinement. Il n'est pas sans danger pour notre propre véracité de se réfugier dans une forme qui nous dénature, nous gâte et nous rabaisse un peu, là où l'on voudrait reconnaître notre image la plus chère. En prose (c'est ce que vos deux lettres qui me sont chères et qui sont vraies, m'indiquent clairement), vous êtes capable d'esquisser précisément et pleinement vos sentiments. Vous seriez effrayée si je pouvais vous montrer à quel point les petits vers sont quant à eux vagues et insignifiants » (lettre du 16 janvier 1920).

De quoi échauder les ardeurs de la débutante. Rainer a endossé le rôle de Maître « par son versant le plus sévère », mais encourageant il écrira ensuite : « Cédez toujours avec zèle à la pulsion de mettre quelque chose sur le papier, mais faites-le en prose, avec pour seul désir d'être authentique. Et lisez de bon livres, bien éloignés du Malte. » (lettre du 19 janvier 1920)…

Hésitant « entre deux plumes » (poésie et prose) elle se dit « libérée » d'avoir a choisir : « Comme vous écrivez bien ! Tellement attentif à ne pas blesser, comme le ferait un grand frère. - je vous en remercie ! ». Anita Forrer ne sera pas poétesse. Ce sont là des lettres à et d'une jeune fille en prose. Outre l'asymétrie de leurs positions respectives – l'écrivain est tout de même en surplomb face à la jeune fille qui se confie –, ces courriers révèlent vite des ressorts plus personnels et intimes de la psychologie d'Anita (que sa santé fragile rend vulnérable depuis l'enfance) et des aspirations profondes qu'elle tente souvent maladroitement de faire émerger, isolée dans un milieu familial encore régi par des conventions sociales strictes :

« Je me sens infiniment éloignée de tous les gens heureux, par un incommensurable malheur qu'on ne peut ni exprimer ni définir, il faut l'éprouver pour le comprendre. Pourtant, il n'y a sans doute rien de mal qui y est associé » (lettre du 20 novembre 1920).

« Et il y a ce poids qui pèse toujours sur moi, devoir rester à la maison et attendre un homme, en quelque sorte. » (18 mai 1822)

Son insuffisance supposée, sa crainte d'être une correspondante médiocre : « Je ne mérite pas que vous m'écriviez une seule lettre de plus et que vous perdiez votre temps pour moi » (25 janvier 1921), sa désespérante façon de se dénigrer ou d'affirmer ailleurs son ambition d'être une femme hors du commun, ses questionnements multiples contradictoires, ses avancées et reculades, exprimés maintes fois sont pointés par Rilke, (a-t-il pu s'en lasser ?) :

« Ce qui m'est le plus douloureux, c'est votre façon de vous sentir tantôt à moitié supérieure, tantôt à moitié inférieure ; il semble par moments que vos emportements vous font presque dépasser votre coeur, puis vous vous immobilisez de nouveau devant lui comme au pied d'une montagne ; vous vous estimez armée de talents, pour aussitôt rabaisser cette faculté, à cause d'une petite épreuve aléatoire et en douter si profondément qu'elle ne semble pas même suffisante pour le plus ordinaire des jours ». (29 novembre 1920)

Figure d'autorité intellectuelle et confident Rilke reçoit le poids des préjugés moraux et des conflits familiaux qui accablent Anita. Dans une lettre elle lui relate une amitié féminine de pension mal vue dans son milieu quand elle avait quinze ans ; plus tard dans une autre son amitié avec une femme divorcée. Très belle sera la longue réponse où Rilke aborde sans détours la question de l'homosexualité pour la libérer d'une culpabilité inutile (p. 47 à 50) ; très forte son empathie « Si seulement j'avais pu vous soulager plus tôt de ce poids fantôme – je suis triste pour chacune de vos jeunes journées qui en a souffert » (p. 57). Ce qui ne l'empêche pas d'ironiser auprès de la grande amie de ses dernières années Nanny Wunderly-Wolkart qu'Anita rencontrera plus tard : « mercredi j'ai écrit des lettres, notamment sept pages à Anita, qui avait marché sur moi avec toute une artillerie de questions à gros calibre : « Croyez-vous en Dieu ? » ; « Croyez-vous qu'il y a une vie après la mort ? » (note de bas-de-pages, p. 69).

Reste pour Rilke son travail d'écrivain, l'isolement qu'il requiert :

« […] mais désormais mon isolement (qu'exige mon travail) est de plus en plus strict, car le temps, ce temps calme et préservé dont je dispose ici, s'envole et je ne suis qu'au tout début de ce qui devrait être produit et, peut-être, accompli. le strict évitement de toute forme de rapport s'étend ainsi de plus en plus à mes échanges épistolaires […] » (10 mars 1921)

Jusqu'à son terme et alors que les silences s'allongent entre les lettres (les dernières d'Anita sont sans réponse), la lecture reste d'autant plus captivante qu'elle s'accompagne d'un appareil de notes (bas-de-pages) qui éclaire ou précise à chaque fois le contexte ou le contenu des missives. On s'attache à la personnalité contrastée d'Anita, à ses débuts compliqués dans la vie, à ses oscillations d'humeur, ses atermoiements ou à ses gestes attentionnés et chaleureux en direction de Rainer à Noël, on se plonge dans les années suisses de création de Rilke (achèvement des Élégies de Duino et Sonnets à Orphée ses dernières oeuvres), et souvent on envie Anita d'avoir échangé avec un tel correspondant ; mais en définitive c'est le côté inachevé de leur relation qui touche infiniment ici, inscrit dans le malentendu de leur rencontre ratée du 4 octobre 1923 (la lettre d'Anita datée du lendemain de cette entrevue est restée sans réponse) ou de leur tentative d'explication de 1926, confortant la beauté de l'élan initial qu'Anita s'était autorisé en direction du poète pour qu'il l'aide à affirmer ce que sa fragilité peinait à lui faire conquérir : sa propre « assise intérieure ».

Très beau.


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critiques presse (2)
LeMonde
26 avril 2021
Dans sa maturité, le poète autrichien a correspondu avec une Suissesse de 19 ans. Ces tendres « Lettres » sont enfin traduites.
Lire la critique sur le site : LeMonde
RevueTransfuge
23 mars 2021
Lettres à une jeune poétesse, superbe correspondance de Rainer Maria Rilke avec une jeune femme, Anita Forrer. Ou l’art de vivre selon ses désirs.
Lire la critique sur le site : RevueTransfuge
Citations et extraits (17) Voir plus Ajouter une citation
Extrait d'une lettre de Rainer Maria Rilke, écrite le 21 novembre 1920 :

"Je rouvre cette lettre (pour la compléter avant de l'envoyer), car Leni vient de nous raconter que les restrictions allaient redevenir beaucoup plus strictes, elle ne pourra même plus aller à la poste, chose qui lui était jusqu'ici encore autorisée; car l'épidémie s'est déclarée aujourd'hui dans la maison voisine, - et voilà que tout le village est terrorisé par une possible aggravation de ce fléau. Il semble cependant que les sentiers qui mènent à l'Irchel restent ouverts."
(épidémie de la fièvre aphteuse)

Comme quoi, même en choisissant des livres qui nous emmèneraient loin, loin, tout nous rrramène à la situation actuelle...
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“Même le pire, le désespoir n’est qu’une plénitude, un trop plein d’être qu’il est possible de retourner en son contraire par une seule résolution du coeur, et là où quelque chose nous semble difficile et lourd, insurmontable, c’est que nous sommes déjà tout prêt de sa transformation.”
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Baudelaire

Der Dichter einzig hat die Welt geeinigt,
die weit in jedem auseinanderfällt.
Das Schöne hat er unerhört bescheinigt,
dor da er selbst noch feiert, was ihn peinigt,
hat er unendlich den Ruin gereinigt :

und auch noch das Vernichtende wird Welt.

Baudelaire

Seul le poète a su réconcilier le monde
qui en chacun de nous se décompose et meurt.
Par ses vers inouïs c'est la Beauté qu'il fonde,
mais en glorifiant sa peine très-profonde,
il a rendu sa perte infiniment féconde :

et même ce qui tue est encore demeure.

[NB : Poème-dédicace à l'édition des Fleurs du Mal que Rilke adressa à sa jeune amie et correspondante]
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À Anita Forrer à Saint-Gall
Château de Berg-sur-l'Irchel
Canton de Zurich
Le 22 décembre 1920 (mercredi soir)

Il faut bien le porter, Anita, ce si grand coeur, si difficile à employer, on en fait tout de même de petits usages ; combien de fois, ne s'éprend-on pas dans un moment sincère, d'un objet, d'une joie innocente et - n'oublions pas complètement les livres - d'un livre ! (Avons-nous jamais parlé de Bettina Von Armin ? Avez-vous lu sa merveilleuse correspondance avec Goethe, - vous pouvez y voir toutes les choses auxquelles un coeur chaud et indomptable se peut consacrer ;
(p. 101)
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"L'être humain détruit tant de choses de lui-même, et il ne lui est point donné de rétablir ce qu'il a mis à mal - mais la nature, elle, possède tous les pouvoirs de la guérison, il faut simplement se farder de vouloir l'épier ou l'interrompre."
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