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Critique de lafilledepassage


Toute première rencontre avec Rimbaud (eh oui à plus de cinquante ans !), excusez ma naïveté dans le domaine …. Et brandissant cette naïveté comme un bouclier, je vais d'emblée jeter un pavé dans la mare : Rimbaud a-t-il tenté de tuer la poésie avec ce recueil ? Je dis Rimbaud mais cela pourrait être un autre … car j'ai vu, dans certaines critiques, que la paternité de Rimbaud pour (certains de) ces poèmes était contestée.

Le moins que l'on puisse dire c'est que ces poèmes en prose (et là je vous épargne le débat sur poèmes en prose versus prose poétique) ne ressemblent en rien à la poésie de l'époque : pas d'unité du thème (ou des thèmes) qui rassemblerait les poèmes du recueil, si ce n'est cette volonté de rompre avec ce qui existait jusque-là, pas d'interlocuteur fixe, pas de « nobles sentiments », aucun des thèmes classiques en poésie traités ici, comme un amour malheureux, l'angoisse de la mort, la vacuité de l'existence, … Pire, Rimbaud affiche clairement son rejet du lyrisme, du romantisme et aussi de la vulgarité des sentiments « ordinaires » (par exemple rejet d'une certaine générosité dans le « conte » ou encore le poème « nocturne vulgaire »). Non, basta de tout cela, et Rimbaud écrit et hurle : ‘quel ennui, l'heure du « cher corps » et « cher coeur » '. « Assez vu », nous dit un Rimbaud assoiffé de renouveau (« soldes » entre autre) et pris d'une envie de renverser les conventions établies (« déluge », « mouvements », …)

Les poèmes ne se soldent pas par une leçon, un sens, ou même un thème évident. Non ici les poèmes forment une suite successive, discontinue et somme toute assez incohérente de fragments, de rêveries, ou même d'hallucinations. Ils sont propices à mille interprétations ou à aucune, car c'est le danger d'une telle poésie.

Mais peut-être s'agit-il plus de faire vivre au lecteur une expérience ? On lit, on relit, on pose le livre, puis on reprend le poème. On croit alors le comprendre, mais toujours il y a la clausule abrupte, déstabilisante et souvent négative. Par exemple : « il y a enfin, quand l'on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse ». Ou le magnifique « la musique savante manque à notre désir ». On en perd son latin, on en sort dépité, désorienté, dérouté. Lecture perturbante et exigeante.

Et que dire de la forme de ces poèmes : phrases sans verbe (une pensée pour un de mes anciens prof de français qui visiblement n'avait pas lu Rimbaud) ou sans structure, néologismes inventés par l'auteur, mots anglais et allemands parsemés ci et là, tirets et parenthèses intempestifs et j'en passe. Rimbaud joue et revendique une grande liberté. La probable fameuse licence poétique, me direz-vous.

Et ces poèmes, alors ? Inclassables … Tantôt mystiques, prophétiques (par exemple le sombre « Je vois la suite ! Ma sagesse est aussi dédaignée que le chaos. Qu'est mon départ auprès de la stupeur qui vous attend ? »), voire complétement hermétiques . Certains me font penser aux koans du bouddhisme zen de la tradition Rinzaï (veillées, dévotion, h). D'autres sont truffés de références bibliques (vagabond, …) ou mythologiques (bottom, antique). D'autres encore, par leur simplicité et une certaine naïveté, ressemblent plus à des contes, des histoires qu'un enfant écrirait, si ce n'était une fois de plus ces clausules assassines … Et quand il a «embrassé l'aube d'été », quand « une fleur [lui] dit son nom », « quand il dénonce l'aube au coq », Rimbaud a des allures de petit prince, celui de Saint Ex, je trouve.

Mais c'est aussi une poésie descriptive qui dit le mouvement et le spectacle des villes modernes et monstrueuses, riches en nouveautés et en dramaturgie, tout comme chez Emile Verhaeren. Mais Rimbaud va plus loin en déconstruisant l'espace, en déstructurant le paysage, un peu à la façon des peintres cubistes. D'autres peintres viennent d'ailleurs à l'esprit comme Ensor (le poème « parade » par exemple), Munch ou même Van Gogh, avec les courbes de ses ciels et de ses champs. Ce n'est pas tout : la poésie de Rimbaud m'a fait penser, de nouveau en toute naïveté, aux bijoux de Wolfers (un bijoutier belge Art Nouveau) – notamment le très beau poème Fleurs - ou aux entrelacs des balcons des maisons Horta.

Et puis Rimbaud est aussi le roi des associations incongrus (préfigurant peut-être les surréalistes, je pense de nouveau à une artiste belge, Marianne van Hirtum) et des oxymores. En veux-tu en voilà : les gouffres d'azur, les puits de feu, le bonheur insupportable, les herbages d'acier et d'émeraude, le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques et la sublime rose d'eau.

Alors, Rimbaud a-t-il tenté de tuer la poésie ?Peut-être a-t-il simplement voulu s'en moquer. Rimbaud, trublion et bad boy du XIXème siècle. Un véritable équilibriste qui aimait les risques :

« J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaines d'or d'étoiles à étoiles, et je danse. »

Il restera pour moi l'enfant terrible de la poésie française. Un enfant un peu triste parce qu'extrêmement lucide. Un enfant qui se réfugie dans ses rêveries et ses divagations poétiques, peuplées d'êtres imaginaires qui avancent en pagaille et dont Rimbaud nous dit « j'ai seul la clef de cette parade sauvage» …
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