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Critique de EtienneBernardLivres


Le retentissant succès de la Lanterne en 1868 est une surprise : une distribution hebdomadaire de 100 000 à 150 000 exemplaires, soit 3 à 4 fois plus que Le Figaro (sur une journée), et le tout pour rédigé par un seul homme : Henri Rochefort.
Le gouvernement a beau en interdire illégalement la vente dans les kiosques pour en limiter l'accessibilité, rien ne semble l'arrêter. le journal est réimprimé, des revendeurs opportunistes se mettent à la tâche, le public se rue dessus.

Le ton des articles est toujours satirique, ironique, rarement amer, souvent enjoué :

Il se moque et remercie ouvertement la maladresse du ministère qui, en tentant d'abord d'interdire son journal avant de l'autoriser, a involontairement fait sa promotion.

Il tire à boulets rouges sur tous les sujets politiques, sans exception, et d'une façon subtile et mesquine. Il dénonce notamment l'hypocrisie du libéralisme prétendu du gouvernement :

« Chaque fois qu'un ministère change, c'est à dire qu'on remplace au banc des commissaires du gouvernement un monsieur par un autre monsieur identiquement pareil, le bruit d'une amnistie se répand dans l'empire. »
(…)
« C'est alors que l'Empire se frotte les mains et se dit malicieusement : « suis-je fort ! Ils croyaient ne plus avoir Duruy et ils l'ont toujours. »

Il taquine avec un aplomb remarquable l'autorité établie, tout en se défendant de l'accusation d'être un anti-bonapartiste endurci…
La vérité est que son coeur palpite pour le jeune Napoléon II, ce frêle aiglon emporté par le vent de la tuberculose : « Quel règne ! Mes amis, quel règne ! Pas une contribution, pas de guerres inutiles avec les décimes qui s'ensuivent (…) Oh ! Oui, Napoléon II, je t'aime et j'admire sans réserve… Qui donc osera prétendre que je suis pas un sincère bonapartiste ? »

Une missive anonyme et explosive atterrit entre ses mains, insinuant que la mère de l'Empereur, la belle Hortense de Beauharnais, aurait autrefois partagé son lit avec son professeur de musique, un certain d'Alvimare…
Et de cette douce mélodie d'amour serait né Louis-Napoléon... Ainsi, l'actuel empereur ne serait qu'un étranger dans la grande dynastie des Bonaparte !... Rochefort, malicieux, sème une allusion à d'Alvimare dans une de ses chroniques, puis ose une autre plus éloquente… Il insinue également que la désinvolture avec laquelle son père « officiel » l'a toujours traité ne peut qu'éveiller les soupçons...

On hésitait à poursuivre Rochefort pour « excitation à la haine et au mépris du gouvernement » ou « excitation à l'assassinat de l'empereur », on cherchait des prétextes comme suite à un article où, lors d'une commémoration de César, il s'est permit une plaisanterie enfantine.
Il affirmait que le scénario tragique de l'assassinat de César par de jeunes sénateurs (Brutus et Cassius) ne pourrait jamais se reproduire sous le Second Empire au vu des très gras et vieux sénateurs actuels…
De cette petite balourdise, on lui a reproché de regretter n'avoir plus de Cassius ou Brutus au Sénat, et donc par la même, une provocation à l'assassinat de Napoléon III

A côté des farces et enfantillages, on y dénichait des critiques plus pertinentes comme celle adressée à l'indélicat banquier Jecker. Celui pour qui la France, avait déclenché une guerre au Mexique pour recouvrer les impayés et investissements frauduleux dudit banquier, et pour lesquelles une promesse de commission était due au demi-frère de Napoléon III

Il n'épargnait pas non plus les scandales moins dramatiques, mais qui illustraient parfaitement l'incompétence et l'arbitraire du régime :
Amusé et ébahi, il raconte l'histoire de 13 citoyens accusés d'avoir enfreint la loi en formant une association de plus de 20 personnes...! le ridicule de la situation n'échappe à personne, et il se délecte à en souligner chaque absurdité.
Pour ajouter l'insulte à l'humiliation, il cite un ouvrage de Napoléon III lui-même, intitulé « l'extinction du paupérisme ». Ce document, une sorte de manifeste social écrit avant son accession au pouvoir, renferme ce précieux extrait :

« Ne devons-nous pas rougir, nous, peuple libre, ou qui du moins nous croyons tel, puisque nous avons fait plusieurs révolutions pour le devenir ; ne devons-nous pas rougir, disons-nous, en songeant que même l'Irlande, la malheureuse Irlande, jouit, sous certains rapports, d'une plus grande liberté que la France ?
Ici, par exemple, vingt personnes ne peuvent se réunir sans l'autorisation de la police, tandis que dans la patrie d'O'Connell des milliers d'hommes se rassemblent, discutent leurs intérêts, menacent les fondements de l'empire britannique, sans qu'un ministre ose violer la loi qui protège en Angleterre le droit d'association. »

Rochefort en tire cette conclusion piquante :
« Et je demandais des poursuites contre Louis Bonaparte pour excitation à la haine et au mépris du gouvernement de Napoléon III. Ce coup droit mit dans ses petits souliers le ministère, qui fit répondre dans ses feuilles que l'époque n'était plus la même. A quoi je répliquai que j'étais de cet avis , attendu que sous la royauté constitutionnelle on était condamné pour être vingt quand on était vingt, tandis que sous l'Empire on était également condamné pour être vingt quand on n'était que treize. »

Rochefort avait typiquement cette habileté à retourner les mots du régime contre lui.

Autre exemple d'arbitraire avec l'affaire « Baudin » : Alphonse Baudin, député au moment du coup d'Etat du 2 décembre 1851, s'est retrouvé interpellé dans la rue par un des émeutiers :

« Croyez-vous que nous allons nous faire tuer pour vous conserver vos vingt-cinq francs par jour ! »

Baudin, perché sur une barricade, les a fixés droit dans les yeux et a répliqué :

« Vous allez voir comment on meurt pour vingt-cinq francs ! »

Et quelques instants plus tard, une balle lui a enlevé la vie. Son tombeau, redécouvert récemment par des journalistes au cimetière Montmartre, devint le centre d'une polémique lorsque l'idée d'ouvrir une souscription publique pour ériger un monument à sa gloire fut avancée.

Diffusée dans un journal, cette souscription a évidemment irrité le pouvoir en place, qui cherchait désespérément un moyen légal de poursuivre les initiateurs.
Pour inculper les journalistes et les organisateurs de la souscription, plusieurs policiers ont témoignés d'un rassemblement d'hommage devant la tombe où une soixantaine de personnes auraient scandé en choeur "Vive la République ! » Et où l'un des journalistes aurait « lu une pièce de vers » et aurait dit « à la mémoire de Baudin, mort en combattant pour la liberté ! »

Comment ne pas déceler, que derrière les « apparences de la piété pour les morts » (expression du procureur) se cache une « excitation à la haine » flagrante ! Évidemment !
« On se sent encouragé, par la perspective d'une sorte d'impunité, à lancer, du haut de cet abri inviolable, des attaques sans frein contre le gouvernement qu'on croit intimidé et impuissant. » (toujours le procureur - le réquisitoire et jugement complet sont reproduis dans le journal des débats politiques et littéraires du 15 novembre 1868)

Un extrait du jugement intéresse particulièrement Rochefort : « mais la perle de cette collection d'iniquités, c'est la théorie développée par le président dans le jugement même et par laquelle : « plusieurs actes innocents, quand on les prend séparément, peuvent, dans leur ensemble, constituer un acte coupable » (la vraie formule du jugement étant un peu différente)

Rochefort en déduit, d'une façon ironique que :
« Vous vous levez le matin ; vous vous faites apporter du café au lait dans votre lit, vous allez ensuite porter un secours de dix francs à une pauvre femme, mère de cinq enfants ; après quoi vous envoyez à votre tailleur le montant de sa dernière note.
Tous ces actes, pris séparément, n'offrent aucun caractère délictueux, mais, si vous les rassemblez, vous obtenez un acte punissable. »

Et, relevant un autre détail saillant à ce faits divers : « Trois élèves de l'Ecole polytechnique, ayant envoyé leurs souscriptions au monument Baudin, ont été déclarés expulsés à tout jamais par le ministre de la guerre. Mais le général Favé, qui commande l'école, a vu un danger sérieux dans cet excès de sévérité, et il a obtenu de l'Empereur, dont l'inépuisable clémence s'est bien montrée au Deux-Décembre, que les trois criminels seraient simplement mis aux arrêts pendant un mois, après toutefois avoir subi une vigoureuse admonestation devant tous leurs camarades. 

Puisque cette besogne incombe au général Favé, je lui conseille d'adopter pour cette admonestation, ce que nous appelons le style « bon enfant. » :

« Mon Dieu, Messieurs, dirais-je à sa place, nous savons tous ce que vaut l'état de choses actuel, et si je n'écoutais que ma conscience, j'enverrais aussi ma souscription au monument de ce brave Baudin, mort en accomplissant le plus sacré des devoirs. Mais vous savez, vous êtes élèves de l'Ecole dont je suis moi-même commandant. Pensons ce que nous voulons de toutes les indignités qui se commettent sous nos yeux, mais évitons d'en parler tout haut. »
(…)
Du reste, il est probable que nous n'en avons plus pour longtemps, et j'espère que, d'ici à très-peu de semaines, nous aurons tous la satisfaction de souscrire pour le monument de Napoléon III. »

Sans surprise, le journal La Lanterne est saisi à Paris, Rochefort condamné, et contraint de suivre l'exemple de Victor Hugo qu'il rejoint d'ailleurs à l'étranger : tout doit être publié, imprimé et envoyé depuis la Belgique, en utilisant des techniques surréalistes de contrebande dignes d'un trafic de drogue.
Les exemplaires saisis sont brûlés en public, des individus sont persécutés pour avoir clamé "Vive la Lanterne !", et Rochefort n'hésite pas à tracer un parallèle avec la persécution des hérétiques.

Le succès de ce journal en a inspiré d'autres. Rejoint par Victor Hugo, ses fils et ses amis écrivains, le groupe, avec Henri Rochefort, décide de fonder le journal "Le Rappel", qui attaquera lui aussi le pouvoir en place d'une manière différente et tout aussi virulente, soutenant ouvertement Rochefort, qui signera d'ailleurs occasionnellement quelques articles. le journal subira le même sort que la Lanterne, avec des procès, des saisies…
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