Je n'avais pas vraiment prévu d'avoir un enfant, surtout que c'est un peu tard. Ca s'est fait comme ça, voilà. J'aurais pu avorter mais j'ai horreur du gâchis.
Il avait pourtant toujours été de gauche, surtout par habitude. Mais il finissait par vérifier sur lui-même l'adage selon lequel un homme se droitise en vieillissant. Adolescent, il est normal de croire à la solidarité, au partage, à la bonté naturelle des hommes... c'est quand on en a croisé assez que les choses se gâtent. L'utopie retombe aussi sec, et on ne cherche plus qu'à sauver sa peau. Un salaud comme tous les autres, alors? Il faut bien "faire un choix et s'y tenir".
Dehors, minuit sonna sans qu'Aymeric ne le laisse entrer.
Le sens disparaît à force d'interprétation, récupération, surinvestissement - on n'a plus pour trancher que de vieilles breloques, stone washed, élimées. De plus en plus je ne sais plus quoi penser de rien et je navigue à vue... Alors, l'instinct, oui. L'instinct.
Aymeric décida de faire quelques tours du périphérique en R5, jusqu’à tomber de fatigue.
Il trouvait étranges ces femmes qui parlent de leur « mari » et ces hommes qui parlent de leur « femme ». Il pensait que les couples d’aujourd’hui ne vivent plus qu’un confort sexuel d’ennui avec des fidélités hors d’usage. Ça ne lui inspirait pas grand-chose. Il avait toujours préféré les non-dits et les occasions manquées ; sans doute avait-il lu trop de livres.
Si votre vie vous pèse, changez-la. Si vous la changez, assumez-la. Si vous n’avez le courage de rien, faites-en un art de vivre. Il n’y a rien de plus à savoir.
Au temps des découvertes succède celui de l’analyse ; généralement un pur massacre.
La photo de Nala, au Bénin, attira un moment sa curiosité. Un texte de présentation assez sommaire tâchait d’en donner une rapide description : « Nala est une petite fille de 9 ans qui aime jouer à la corde à sauter. Elle vit au Bénin avec ses parents. »
Il s’imagina alors parrainer cet enfant, lui envoyer chaque mois de quoi se nourrir le corps et l’esprit… Il la verrait grandir, irait peut-être même la voir sur place, le jour de ses 14 ans. Il serait accueilli comme un bienfaiteur par tout le village et Nala lui montrerait ses plus beaux dessins, dont des allégories naïves et délicieuses du « gentil Français ». Fans ce monde idéal, il serait polémiste de droite et écrirait in-situ un vibrant article sur la solidarité Nord-Sud, les bienfaits du libre-échange et notre devoir de civilisateur, tandis que Nala lui suçoterait docilement la bite.
Puis il pensa à autre chose.
Devant le peu de réactivité de Marine, Fabienne finit par se taire dans un soupir mi-gêné, mi-j’ai-tout-dit. Puis, elle se dirigea vers la machine à café en marchant sur la pointe des pieds (le bruit de ses talons la gênait) et s’offrit un cappuccino dont elle conserva longtemps le sourcil de mousse au-dessus de la bouche.
« Quelle misère », pensa Aymeric. Il suffisait d’aussi peu pour le mettre dans des états d’abattement total. Dès lors, tout lui paraissait insupportable, jusqu’aux bruits du clavier et du ventilateur de l’ordinateur. Tout devenait vulgaire, sans âme (ou trop), sans harmonie ni délicatesse. Du reste, il n’aimait pas la délicatesse non plus et préférait les francs éclats ; du sang et de la fureur plutôt que cette existence calfeutrée à supporter les sourdines.