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Critique de VincentGloeckler


« Ils l'ont tué trois fois, Jacques. Ils ont tué le paysan. Ils ont tué l'homme. Et ils ont laissé agoniser le blessé. Mais le rire d'un colosse ne meurt pas…»
A l'instar d'Ivan Jablonka, franchissant dans son oeuvre la barrière des genres, sociologues et historiens s'accordent à reconnaître aujourd'hui que le roman offre souvent une meilleure intelligence des faits sociaux que beaucoup de leurs essais, à cause de sa capacité à révéler les résonnances intimes des événements et à toucher ainsi davantage le lecteur par cette dimension psychologique. S'il est un texte, dans cette rentrée littéraire, qui répond parfaitement à cette analyse, c'est bien ce nouveau roman de Corinne Royer, qui séduit autant par ses qualités littéraires qu'il interpelle efficacement nos esprits, en dénonçant avec lucidité le désespoir paysan dans nos campagnes et notre façon de maltraiter la nature.
Inspiré par un fait-divers tragique, la mort de Jérôme Laronze, un agriculteur de Saône-et-Loire, en 2017, sous les balles d'un gendarme, le récit remonte aux origines de ce drame et décrit l'absurde et terrible engrenage qui l'a produit. A la suite d'un contrôle sanitaire, Jacques Bonhomme – tout un symbole, ce nom donné par Corinne Royer à son personnage, surnom historiquement attribué au meneur des révoltes paysannes de 1358, devenu rapidement une sorte de patronyme collectif pour désigner l'ensemble des rebelles de la Grande Jacquerie – se voit interdire tout commerce de ses bêtes, sauf à accomplir des tests génétiques coûteux sur ses veaux. Incapable de financer ces derniers, il n'a plus de rentrées d'argent et finit par avoir beaucoup de mal à entretenir son troupeau. Un second contrôle vient sanctionner cette « mauvaise gestion du cheptel », ne faisant qu'accroître la détresse économique et psychologique de Jacques. Et puis, lorsque les inspecteurs des services sanitaires reviennent une troisième fois, accompagnés de quelques gendarmes, un incident l'entraîne dans une crise de désespoir, un comportement jugé menaçant par les autorités présentes, et suscite sa fuite, au volant de sa voiture, dans la forêt…
le roman raconte, en autant de chapitres, les neuf jours de cavale solitaire de Jacques, neuf épisodes ponctués aussi par les confessions de plusieurs de ses proches- la mère d'un ami handicapé, un vieux paysan qu'il a soutenu dans ses combats, une soeur- ou d'un des inspecteurs, plein de compréhension et de compassion à son égard, regrettant d'avoir été du mauvais côté. Au fil des pages se dresse le portrait d'un grand vivant, un homme proche de sa terre et de ses bêtes, un paysan comme tant d'autres, victime d'un système où les normes, l'endettement, les contraintes sans mesure de la productivité, font oublier l'essentiel, le respect de la nature et de la vie. Un homme de coeur, aussi, toujours dans le souci de l'amitié pour son copain handicapé ou le vieux Baptiste, toujours hanté par un ancien amour, la fille aux cheveux rouges, et un homme d'esprit, à la ferme regorgeant de livres, un homme capable de réfléchir sur sa situation et le monde qui l'entoure.
Sans que jamais, pourtant, ce propos politique ne pèse, Jacques devient ainsi la proie exemplaire d'un monstre économique, cette version capitaliste et déshumanisée de l'agriculture, imposant ses normes et ses cadences insensées tout en polluant les sols, broyant tous ceux qui n'avaient comme seuls soucis que l'amour de la terre et des bêtes et le goût du travail bien fait. Et l'on entend, derrière la fable, l'appel vibrant à un retour à plus de lenteur, plus d'humanité, à retrouver l'harmonie perdue entre l'homme et la nature. Ce discours prend d'autant plus de puissance qu'il est nourri de poésie… Corinne Royer sait faire parler les coeurs autant que les paysages, retrouvant, par exemple, les accents d'un Giono (dont un livre se promène à différents endroits du roman, dont la pensée inspire également les mots de Jacques dans sa lettre-testament) pour évoquer le rire de « grand vent » de son personnage, la courbe libre d'une branche au-dessus d'une tombe, ou le petit galop d'un cheval blanc, beau et vivant comme certaines de ses phrases…
« Il aurait suffi de si peu.
Il aurait suffi, le temps d'un partage que je n'ai pas su accorder, d'accepter la tasse de café offerte par un paysan. », se désole, après coup, Pierre D., l'inspecteur navré d'avoir si étroitement accompli son devoir. Et si nous acceptions, nous, cette tasse de café, si nous entendions, nous, l'urgence de cet appel de Jacques, porté par la force magnifique des mots de Corinne Royer ?
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