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Critique de MarcCharmois


Il y a chez Ruffin et dans ce livre, de belles consonances avec l'univers de Patrick Modiano.
Il nous fait voyager en nous perdant, en nous laissant nous enfoncer, bercés par la magie indolente de sa plume, dans des lieux improbables, brumeux. Dépaysement dans un espace incertain imprégné d'un temps lointain. Un pays de l'ancien bloc communiste à l'économie artificiellement boostée par la richesse en ressources pétrolières. Un pays attaché à son passé marxiste, et se précipitant, tout à la fois, dans la modernité. Cette brume que diffuse Ruffin dans la prose de ce livre c'est un peu celle de l'impermanence, celle d'un monde en éternel devenir, mais où le dilemme entre l'attachement au passé et le passage à la modernité semble être le jeu de forces obscures, opaques. La peinture de la démocratie et de son influence diplomatique n'en est pas moins épargnée. On navigue à vue dans un univers de gris. Quel que soit le régime politique.


Et quel meilleur endroit pour diffuser cet effet brumeux, ce dépaysement spatial et temporel que ces pays appartenant à l'Asie Centrale et à l'ancien bloc de l'Est, ces mystérieux pays en « an » ? Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan, Kazakhstan, Kirghizistan, Azerbaïdjan ?


Ces pays qui éveillent chez le citoyen des démocraties occidentales, à la fois, la magie des contes orientaux, les aventures de Marco Polo, de la route de la soie et la complexité de jeux géopolitiques actuels, qui, bien qu'exposés souvent au journal de 20 heures, restent définitivement imperméables à l'entendement de l'occidental moyen.


Ajoutez à cela, comme personnage principal, un anti-héros lui aussi improbable, un savant mélange de Monsieur Preskovic du Père Noël est une Ordure, de Woody Allen et de Columbo et l'auteur vous aura définitivement perdu dans la confusion des genres. On est plongé dans un ailleurs complètement indéfinissable si ce n'est d'avoir la certitude de ne plus être chez soi. Un peu comme chez Modiano comme je le disais.


Aurel, le personnage principal du roman, est tout à la fois ubuesque, dysfonctionnel, rebelle et animé par un humanisme et un sens de la justice sans faille.
Le romancier pratique dans ce roman, un style léger et très maîtrisé dans sa légèreté (on parle d'un prix Goncourt et d'un académicien quand même), et qui contraste avec les autres oeuvres très sérieuses de cet auteur ayant officié de longues années dans l'humanitaire, et qui traitent de la condition humaine dans le tier monde et les pays dévastés par les guerres, la malnutrition et les épidémies.


Un traitement léger et teinté d'humour, donc, pour des sujets graves comme la condition du citoyen des régimes oligarchiques, la censure et leur contrepoint que sont la lutte pour la démocratie et la liberté d'expression. Un humour en demi-teinte comme celui de la fameuse boutade, « la situation est désespérée mais elle n'est pas grave ».
On y verra le personnage principal, petit rouage insignifiant de la grosse machine diplomatique française, y faire sa part du colibri sans être dupe du caractère insignifiant de son action.
Ruffin fait du personnage d'Aurel, un olibrius qui suscite l'attachement du lecteur. Celui-ci se reconnaîtra forcément dans cet anti-héros, touchant par son humanité, ses imperfections, et ses contradictions.


Surtout, il y a dans ce roman, une magistrale démonstration de cet antagonisme entre le vertige ou la sensation de vide ressentis par le citoyen des sociétés dites développées, cette appartenance à ces grands systèmes dont l'absurdité est montrée du doigt depuis Kafka, et la volonté de continuer d'y trouver du sens, de continuer à se battre pour les idéaux fondateurs, droits de l'homme, démocratie, liberté d'expression.
Un roman qui se penche sur ces petites mains à l'oeuvre dans le soutien et la pérennité de ces grands systèmes sociaux que sont nos vieilles démocraties et qui continuent d'y croire, continuent de se battre, animées par une foi inébranlable en l'absolue nécessité de ces systèmes malgré le côté complètement absurde dont ils peuvent parfois donner l'image.


Peut-être l'illustration sous forme de roman de ce qui faisait dire à Churchill que la démocratie est le pire des régimes politiques à l'exception de tous les autres.
On retrouvera l'illustration de cet acharnement à se battre à la fois pour et contre le système quand on est un individu travaillant dans l'administration et faisant partie des couches basses de la classe moyenne dans les romans d'Hannelore Cayre. A ceci près que les protagonistes d'Hannelore Cayre sont plus égoïstes et moins honnêtes, plus retors que le personnage de Ruffin. Mais les deux auteurs semblent partir du même constat social de base et utilisent des personnages semblables : décalés, isolés, en mal d'intégration, originaux, rebelles et touchants.


C'est ce qui, une dernière fois, rapproche aussi ce roman de Ruffin de l'univers de Modiano. On navigue quand même dans un milieu social privilégié, et malgré les coups du sort, rien n'est jamais grave du point de vue du héros qui semble traverser la vie et ses aléas juché sur un coussin d'air, à la fois impliqué et détaché de tout.
Très belle réussite littéraire, donc, de mon humble point de vue, à la fois distrayante et donnant matière à réflexion et que je recommande chaudement à toutes et à tous !
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