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Critique de Nastasia-B


Juan Rulfo est un trait d'union entre deux auteurs et deux univers qu'on n'aurait pas forcément tendance à juxtaposer, et pourtant… En effet, Rulfo, auteur d'un seul roman (celui-ci) et préalablement d'un unique recueil de nouvelles (Le Llano en flammes), a repris à son compte et digéré la technique narrative de William Faulkner. À mon sens, il l'a même améliorée.

Là où Faulkner nous engluait dans la mélasse avec Le Bruit et la Fureur, Juan Rulfo parvient lui à ne pas trop nous embrouiller, au prix d'une maîtrise stylistique impressionnante et réellement exceptionnelle. Il combine une kyrielle d'époques et de narrateurs différents de manière à construire un gigantesque patchwork parfaitement intelligible tout en conservant juste ce qu'il faut de nébuleux pour nous intriguer, sans nous déboussoler.

(Exercice où Faukner nous emberlificotait complètement en donnant vingt fois le même nom à des personnages différents ou trente-six appellations différentes à un même personnage sans jamais trop qu'on sache ni qui parlait, ni à quelle époque. le résultat était d'une très grande confusion et nécessitait souvent une ou plusieurs relecture(s) pour être parfaitement assimilé. Ici ce n'est pas le cas avec Pedro Páramo.)

L'autre univers auquel nous fait adhérer Juan Rulfo, c'est celui, ô combien différent de Gabriel Garcia Márquez et de son inénarrable Cent Ans de Solitude. La filiation est évidente et l'on comprend que Garcia Márquez ait pu être impressionné par la construction, le fantastique carrousel de Rulfo, mélangeant, intriquant, nouant fil à fil à la manière d'un oiseau tisserin réalisme et impressions, naturel et surnaturel.

On ne sait jamais trop si les personnages sont morts ou vivants, s'ils décrivent la " réalité " physique concrète ou seulement leurs visions, leurs rêves ou leurs fantasmes. Mais tous, tous, nous focalisent sur un même point : Pedro Páramo et son village, sa propriété terrienne de la Media Luna.

La Media Luna, une vallée fertile qu'on imagine entourée de hautes collines qui la séparent du monde extérieur, un microcosme, capable d'endurer… cent ans de solitude ! comme la Colombie de Garcia Márquez. Aussi, les règles à la Media Luna sont elles propres à la Media Luna, et les règles, c'est Pedro Páramo qui les édicte.

Pedro Páramo, c'est un gros propriétaire terrien d'avant la Révolution mexicaine. À lui tout appartient : sols et bêtes, femmes et hommes. Pourtant, tout n'a pas été facile pour lui, il est né avec pour seul héritage les dettes contractées par son père. Mais il est malin et roué comme pas un, le Pedro, et il saura y faire, notamment avec les femmes, pour racheter les dettes et agrandir toujours sa propriété.

Une femme, à ses yeux, vaut pour ses formes et sa dot, tout le reste ne l'intéresse pas. Il a couché avec à peu près toutes les villageoises et semé des gosses un peu partout sans les reconnaître, pour la plupart. C'est d'ailleurs le cas de notre narrateur, Juan, fruit des ébats de Páramo avec Dolores Preciado, avec laquelle il avait jugé bon de se marier car elle était la fille du créancier de son père. Une fois les dettes épongées et la propriété agrandie, il n'avait plus jamais jugé utile de s'occuper de Dolores et de son enfant. Il était reparti à la chasse, dans le but de contracter un nouveau mariage digne d'intérêt.

Évidemment, bâtir un tel empire local, cela n'a pas toujours roulé tout seul ; certains hommes n'étaient pas trop d'accord : il a parfois fallu jouer du muscle, ou du couteau, ou du pétard. Et pour cela, Pedro Páramo a su justement s'adjoindre les services de quelqu'un de persuasif, don Fulgor.

Bon, il ne serait pas souhaitable que je vous en dévoile bien davantage, vous dire par exemple que les sentiments de Páramo ne sont pas les mêmes pour toutes les femmes et qu'une, une seulement, mais une tout de même a su lui inspirer de l'amour, et quel amour…

Disons simplement que tous ces personnages nous dressent un portrait de Pedro Páramo, archétype du gros propriétaire terrien d'avant révolution et, si j'en crois certains articles du Monde diplomatique, mentalité pas totalement disparue chez les grands capitalistes de l'actuel Mexique.

Quant à la Media Luna, c'est l'archétype des latifundia mexicaines. Juan Rulfo nous y portraiture la psychologie, la sociologie villageoise du début XXème, toujours emmaillotée d'une épaisse gangue de religion catholique et de croyances, pour le coup, carrément païennes. La mort, la mort, la mort. Omniprésente, omnipotente, à telle enseigne que le squelette fait partie du folklore local ; on vit avec.

La limite entre le monde des morts et celui des vivants n'y est pas aussi étanche que chez nous : chacun peut y faire de fréquentes incursions dans le territoire de l'autre, soit en rêve, soit en transe et cela ne choque personne. C'est peut-être cela le réalisme magique, une vision de la vie où les esprits sont aussi présents et crédibles que les vivants, leurs injonctions, encore plus prises au sérieux, un peu comme pour les Grecs et les Romains antiques, très cartésiens sur certains points, absolument mystiques sur d'autres.

Ici, donc, la technique narrative à la Faulkner est tout à fait légitime car elle engendre nécessairement et presque mécaniquement un flou, mais ce flou est précisément l'impression que cherche à produire l'auteur, cette espèce d'insécurité du lecteur, qui ne doit jamais trop savoir si c'est du lard ou du cochon, si l'on nous décrit quelque chose de tangible ou si l'on est dans les arcanes d'une imagination quelconque. En ce sens, la technique narrative n'a ici rien de gratuit et elle se justifie totalement.

Pour d'autres auteurs, avec d'autres thèmes, cette technique me semble creuse, n'apparaît se fonder sur rien, si ce n'est le désir de faire un truc " bizarre ". J'ai le sentiment que le style, la technique, les artifices doivent toujours servir le propos, pas être plaqués a priori, juste être là parce qu'à ce moment précis l'auteur a eu envie de les employer. Chose qui, malheureusement, arrive souvent, même chez les plus grands.

En somme, de la bien belle littérature, héritière de Faulkner et annonciatrice de Garcia Márquez. Je ne suis pas absolument fan mais je reconnais sans peine que dans ce style, c'est remarquable. Gardez toutefois à l'esprit que ceci n'est qu'un avis, c'est-à-dire, bien peu de chose. le meilleur avis sera toujours celui qu'on se forge par soi-même, avec tout l'éventail de sa propre sensibilité.
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