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Critique de Creisifiction


Il y a, il me semble, une condition préalable et indispensable pour pouvoir apprécier pleinement LE DECLIN DE L'EMPIRE WHITING : la temporalité dans laquelle on se situe soi-même en tant que lecteur. Car on peut dire, sans trop forcer le trait, que pendant pratiquement trois quarts de ce livre de 600 et quelques pages, il ne se passe pas grand-chose ! Richard Russo semble illustrer ici à merveille ce qu'un de ses confrères anglo-saxon, Graham Swift, avait si bien exprimé en ces termes : «La réalité est non-événementielle, elle est vacance, elle est platitude. La réalité c'est que rien n'arrive».
La question serait donc : sommes-nous prêts à nous laisser immerger dans cette « platitude » que constitue la vie à Empire Falls et, en tant que lecteurs, à accepter de ressentir parfois nous-mêmes ce que les habitants de cette petite ville déclinante de la Nouvelle Angleterre éprouvent face à cette existence «plate», à cette réalité «non-événementielle»? Je ne pense pas que les lecteurs amateurs d'émotions fortes et de récits à rebondissements pourraient véritablement y trouver leur compte. Personnellement, en tout cas, je ne leur suggérerais pas cette lecture...
LE DECLIN DE L'EMPIRE WHITING est, dans un sens plus large, un roman qui me paraît se situer esthétiquement à contre-courant du «présentisme» qui triomphe en ce moment dans nos sociétés développées et qui, d'un point de vue littéraire aussi, séduirait apparemment un nombre croissant de lecteurs, à une époque donc où tout doit aller vite, où il faut pouvoir tenir en haleine une concentration devenue «à court terme», innover sans relâche, et où notre capacité d'attention au détail et à l'infra-réel peut être très rapidement mise à l'épreuve.
Dans ce roman, l'observation détaillée est un élément essentiel au récit. On n'a que ça d'ailleurs à faire à Empire Falls : scruter les infimes altérations du train quotidien. Les moindres pensées, mots et gestes, même les plus courants sont disséqués, leur genèse probable et leurs variantes possibles sont considérées, leur impact sur l'entourage constamment évalué. Car ici le temps s'est en quelque sorte figé, et les perspectives d'avenir sévèrement rétrécies. Inféodée à la famille et à l'empire industriel des Whiting, ce dernier ayant été touché irrémédiablement par la mondialisation et par les délocalisations, cette petite ville provinciale du Maine, comme tant d'autres petites villes américaines à l'aube des années 2000, aura laissé une très grande majorité de ses habitants sur le carreau. On ne se révolte pas pour autant. Une stricte hiérarchie sociale continue à être scrupuleusement respectée. Les moyens en moins, la comédie sociale à l'américaine se joue toujours à guichets fermés : the winner takes it all !
D'une écriture fluide et élégante, somme toute assez «classique », Richard Russo réalise l'exploit de dresser sur trois quarts de son récit, avec une finesse d'observation absolument époustouflante, une galerie de portraits de «losers», anti-héros évoluant dans un quotidien d'une banalité absolue, pourtant souvent drôles et refusant malgré tout de céder à la tentation de la victimisation. Il les rend proches, humainement palpables, si bien que, alors qu'«at least» quand il se passe véritablement quelque chose dans le récit, voire beaucoup des choses, et qu'il y a enfin des actions, des rebondissements, intenses et surprenants...comment dire, j'ai eu, personnellement (comme certains des personnages du livre d'ailleurs !), le sentiment que tout cela était arrivé trop vite, que c'était irréel ou plutôt, depuis mon angle à moi de lecteur, « moins crédible »...
Oui, bien sûr, je comprends l'auteur: pour qu'il y ait véritablement une «histoire», il faut de vraies actions, des événements importants, des révélations, des catastrophes...Ceux-ci sont en même temps strictement nécessaires pour pouvoir clore convenablement un récit : une fois passés le traumatisme et la douleur, c'est ce qui permet par ailleurs de tourner la (dernière) page, de réparer ce qu'il faut réparer et de s'ouvrir enfin à autre chose..
Oui, certainement, mais pour tout vous dire, moi j'ai préféré dans ce livre le non-événementiel à l'événementiel.
Et je continue encore à réfléchir sur ces mots riches d'enseignement d'un de ses personnages :
«Ce n'est pas parce que les choses arrivent progressivement qu'on est prêts à les vivre. Quand ça urge, l'esprit s'attend à toutes sortes de mouvements brusques, et on sait que la vitesse est un atout. La « lenteur » qui fonctionne sur un mode totalement différent, donne à tort l'impression d'avoir le temps de se préparer, ce qui occulte une réalité fondamentale, à savoir que même si les choses peuvent sembler particulièrement lentes, on sera toujours plus lent soi-même».

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