Citations sur 24 heures et une nuit (59)
Larvik savait qu’Emma vivait très mal chacune de leurs séparations. Même si elle adorait la musique et la scène, elle détestait être loin de lui, ce qui était réciproque. Mais les métiers qu’ils avaient choisis leur imposaient une distance et à l’impossible, nul n’est tenu.
Les yeux dans les yeux. « La glace contre le feu » avait-il pensé, la première fois que leurs regards s’étaient croisés. Malgré les années, l’émotion entre eux était restée intacte : attirance et fascination. Et à ces sentiments puissants, s’ajoutait maintenant un amour complice et bienveillant.
En peignoir éponge par-dessus sa tenue de scène, Emma finissait de se maquiller. Ombre à paupières d’un gris fumé, mascara sombre, gloss ultrabrillant, des gestes maîtrisés, maintes fois répétés. Emma avait besoin de poudre et de paillettes pour se glisser dans son rôle de chanteuse à succès, et oublier un peu ce qu’elle avait été. Juste un peu. Car certaines fêlures, comme certaines erreurs, ne s’effacent jamais tout à fait.
Apprendre à chanter, révéler sa voix, la travailler encore et encore, puis écrire et composer. Rencontrer des musiciens, fonder un groupe puis essayer de trouver un producteur et enfin, enfin ! en route pour la célébrité…
Sa passion pour la musique remontait aussi loin que ses souvenirs. Alors qu’elle n’avait jamais bénéficié d’aucune initiation à cet art – lorsqu’elle était sous l’emprise de Darkness –, Emma avait pressenti, dès son plus jeune âge, qu’il existait un autre langage, un autre mode d’expression que celui qu’on essayait de lui enfoncer dans le crâne à longueur de journée.
Oui, toute jeune déjà, Emma Walsh avait la certitude qu’il y avait un autre univers : celui des paroles et des mots plutôt que des coups, celui des notes et des sons plutôt que des armes.
Aucun doute, Emma Walsh était faite pour cette vie-là. Briller sur le devant de la scène, sous la lumière éclatante des projecteurs, malgré un passé dans l’ombre des camps qui l’avait marquée si profondément. À une période, son cerveau avait occulté les années les plus dures de son existence. Puis la mémoire lui était revenue et avec elle, la conscience de l’horreur et la peur que sa propre histoire la rattrape à tout moment, pour saccager ce qu’elle avait bâti, si soigneusement, si patiemment. Son couple et sa carrière. Ce qui lui tenait le plus à cœur. Son bonheur. Son essentiel. Sa revanche sur la toute première vie que le destin lui avait imposée.
Formatés dès leur plus jeune âge, ces enfants devenaient des petits pions dociles et malléables. Obéissants au mépris de toutes les lois et de tous les dangers. Exploitables à souhait. Jetables et interchangeables. Des serviteurs de l’horreur qu’on abreuvait de mensonges et de théories immorales, extrémistes et dictatoriales.
Dans sa folie furieuse, Darkness avait sous-estimé l’intelligence, la sensibilité, la curiosité et la capacité de résistance de certains de ces gamins, qui, malgré leur jeune âge et leur conditionnement, s’étaient instinctivement tournés vers une autre vérité, vers une réalité bien différente de celle qu’on leur avait inculquée. Attirés par la lumière et par le goût sucré de la liberté, ces enfants-là étaient sortis des rangs, au péril de leur vie. De combattants de l’ombre, ils étaient devenus des dissidents, des déserteurs. Emma Walsh faisait partie de ces jeunes-là.
Ils avaient une vie de rêve.
Ils avaient la jeunesse, la santé et l’argent.Lui était un éminent chirurgien qui exerçait dans un grand hôpital parisien, elle venait d’entamer une année sabbatique, après avoir démissionné de son poste d’ingénieur.