Citations sur 24 heures et une nuit (59)
Aujourd’hui, il ne regrettait absolument pas ces longues heures passées en solitaire à crapahuter dans la nature, car malgré la neige, malgré les obstacles et l’obscurité, il réussit à repérer l’auditrice, planquée derrière un bouleau, les yeux tournés vers le centre qu’on distinguait à peine à travers les branchages.
Avec un passé comme le sien, il était difficile de vivre la conscience au repos et de ne penser qu’à l’avenir. Comme un fardeau plus ou moins lourd selon les jours, Niko portait son histoire, son enfance volée et sa jeunesse gâchée passée à fuir ses bourreaux.
Cinq secondes s’écoulèrent. Cinq secondes, horribles, durant lesquelles Emma eut tout le temps d’imaginer le pire. Elle savait ce dont Darkness était capable. Elle connaissait sa haine envers l’Alliance, ses moyens de pression, ses méthodes de torture. Un film aux scènes morbides s’enclencha dans sa tête. Larvik blessé, mutilé, ligoté sur une chaise dans une cellule sombre et froide. Larvik battu jusqu’aux frontières de la mort, le visage tuméfié, méconnaissable, ses beaux yeux gris crevés, son corps en sang, couvert de plaies béantes… Les images qui s’affichèrent sur son écran la frappèrent de stupeur, puis d’incompréhension.
Le monde tournait mal. Sa mécanique s’était enrayée sous l’effet d’un trop-plein de violence et de haine, d’une multiplication des guerres et des conflits. À croire que les hommes n’existaient que pour se perdre dans des jeux de pouvoir et d’argent, au détriment de l’espèce humaine et de la planète qui l’abritait et qui la nourrissait.
Regagnée par la colère, Emma sentit couler ses larmes en même temps qu’une nouvelle vague de nausée lui soulevait l’estomac. Son ventre se tordit de douleur et son menton se remit à trembler. C’était le moment d’invoquer Shiraz, de la supplier de prendre le contrôle.
Être une autre.
Pour oublier tout ce qu’elle avait à perdre, ou à gagner.
Cette fille était fascinante, autant par sa beauté racée que par tout ce qu’exprimaient ses yeux aussi noirs qu’une nuit sans lune. Mademoiselle Walsh incarnait le mystère à la perfection… et le doute, aussi, face à cette moto deux fois plus grosse qu’elle qui lui posait de toute évidence pas mal de difficultés.
La bonne blague ! La sécurité des uns était le meilleur moyen, pour les autres, de collecter des informations, de pirater, de contrôler, d’usurper ou de traquer. Il suffisait, pour cela, d’avoir des relations haut placées, ou de toucher sa bille en informatique.
Sans artifices, sans paillettes ni maquillage sophistiqué, elle n’était plus qu’une marionnette piégée au cœur d’une manipulation machiavélique. Darkness l’avait ramenée à sa condition de subalterne, ramenée au point de départ de sa propre existence.
Un constat d’échec. Sur toute la ligne.
Plus de pleurs, d’empathie, plus d’amour. Juste du sang-froid et un objectif à tenir. S’endurcir était la seule solution pour accomplir sa mission. Pour cela, il fallait réveiller celle qui dormait en elle, sous une chape de tendresse et d’humanité. Shiraz n’était pas si loin. La ressusciter donnerait à Emma la force dont elle aurait besoin, au moment où elle en aurait besoin.
Toute jeune, elle avait été façonnée pour cela mais depuis, elle avait goûté à tous les élixirs de la vie : l’amour, l’amitié, la joie, la liberté, et bien sûr, la musique. Ce soir, si elle voulait relever l’odieux défi qu’on lui imposait, elle devait occulter tout ce qu’elle avait découvert, tout ce qu’elle avait vécu depuis qu’elle avait fui Darkness, pour redevenir la machine infaillible et insensible qu’elle avait été. Plus de larmes. Un cœur froid. Observer. Anticiper. Agir. Ne jamais se laisser distraire ni retarder. Sous aucun prétexte. Et surtout, surtout, ne jamais se laisser attendrir.