Martin regarda leurs visages ravagés par l'alcool, ;es bouches édentées, les yeux fatigués, les cheveux hirsutes, les corps délabrés, les regards rancuniers ou pleins d'une béatitude sotte d'ivrognes. La vie les faisait souffrir et !ils ne pouvaient par l'oublier sans boire? Ils détestaient affreusement leur existence, mais pouvaient l'aimer ardemment quand ils étaient ivres.
Michalovce. Une petite ville de la Slovaquie de l’Est, quarante mille habitants au dernier recensement, avec la Pologne au nord, la Hongrie au sud et la frontière ukrainienne à trente kilomètre
Il devait apprendre et réapprendre l'humilité, comme il devait apprendre et réapprendre l'orgueil. Plusieurs fois. Il aurait à le faire encore et encore, il le savait.
Bientôt les trois frères marchaient silencieusement dans la nuit. Ils s'éloignaient du supermarché et passaient sous les lampes d'un trottoir désert. Ils avançaient du même pas lent, concerté, fumant tous les trois, et songeurs. Ils avaient l'air de héros de western, de trois mercenaires déterminés à accomplir leur mission. Les héros des westerns américains étaient silencieux et entêtés, ils allaient droit à leur but et repartaient aussitôt sans demander de récompense. Mais ceux-là étaient les héros d'un eastern. Ils ne réussissaient rien, déjà ils s'éloignaient, sans oser demander autre chose, une autre chance. Chaque jour ils se retrouvaient sans but, sans courage, humiliés, honteux. Car le monde autour d'eux exhibait la richesse clinquante et l'argent facile. Comment donc leur faire comprendre qu'il n'y a pas de mal à être incapable d'entasser les biens matériels? Mais leurs âmes postcommunistes ou néocapitalistes étaient blessées et rabaissées. Leurs personnes n'avaient que peu d'occasions de se sentir regonflées et fières. Ils iraient bientôt se saouler pour oublier, pour se convaincre qu'ils pouvaient encore tout changer, que c'était toujours possible, pour de nouveau oublier, le lendemain matin, avec une forte honte. Ils ne changeraient pas. Il ne nous reste qu'à les aimer.
Lui, il avait assisté de tout près à l'échec d'une grande révolution prolétarienne et à l'avènement d'une autre - clairement anticommuniste d'abord, ensuite tout simplement nationaliste, et à la fin très ordinairement bourgeoise. L'appel à la liberté s'était transformé en appel au confort matériel. Le désir de justice s'était fait avoir par le matérialisme effréné.
De l'agressivité, de la morosité bougonne partout. Pas la moindre politesse. Que de l'envie rongeante et de la jalousie mal cachée. Les gens étaient mécontents, car la vie était devenue chère, et eux, ils étaient pauvres. Et pourtant, pendant quarante ans on leur avait dit qu'ils étaient tous égaux. Depuis quinze ans que cette égalité magnifique n'était plus, ils s'enfonçaient dans cette réalité cruelle - ils étaient et resteraient pauvres. Tous, des hommes postsocialistes frustrés.
Il avait appris plus tard que le père du jeune Serbak s'était suicidé lui aussi, quelques années après son fils. Décidément, pour ces hommes-là, la vie était devenue trop lourde à porter. Pourvu que la terre qui les couvrait leur fût légère.
Elle se souvint de ce que c'était, d'être tenue dans ses bras quand ils dansaient ensemble. C'était ce qu'il lui restait. Elle ne l'oublierait jamais. Comme lui avait dit un jour Martin lui-même, le plus grand amour, c'est l'amour platonique. Le désir est plus puissant que le plaisir.