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Critique de gerardmuller



La plus secrète mémoire des hommes / Mohamed Mbougar Sarr /Prix Goncourt 2021
En 2018, Diégane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais, découvre à Paris l'existence d'un livre mythique paru en 1938 : « le Labyrinthe de l'inhumain ». Peu après la publication de ce livre, son auteur, T. C. Elimane, a disparu. On a véritablement perdu la trace de cet écrivain qualifié en son temps de « Rimbaud nègre », depuis le scandale que provoqua la parution de ce texte.
Diégane est fasciné par ce livre puissant dans lequel l'auteur a mis une partie de son âme, envoûté par l'auteur lui-même et le mystère qui gravite autour de lui, et il décide de s'engager sur la piste du mystérieux T. C. Elimane. le livre d'Elimane est étonnant en tout point, par son sujet, par son style, et par son auteur, un africain de 23 ans dont nul n'a jamais entendu parler. Ensuite, Diégane est interloqué par le fait que cet auteur n'ait écrit qu'un seul livre avant de disparaître. Et puis pourquoi le livre n'a-t-il jamais été réédité, ce qui a rendu l'ouvrage quasiment introuvable aujourd'hui.
La rencontre fortuite dans un café de la sulfureuse et aguichante quoique sexagénaire romancière sénégalaise Siga D. va changer la donne assez rapidement : elle détient un exemplaire du livre. Cette femme au passé aventureux devient vite l'Araignée-mère qui tisse sa toile autour de la mouche qu'est Diégane. Elle lui confie que ce qui l'intrigue, l'attire et l'intéresse au premier chef au sujet de Elimane, c'est son silence et sa disparition. On apprend alors qu'en vérité, Elimane est le cousin de Siga.
La suite, Diégane la raconte dans un premier temps sous forme d'un journal relatant les réunions d'un groupe d'amis écrivains afin d'élucider le mystère T. C. Elimane. Diégane se livre à une violente diatribe contre les écrivains africains qu'il accuse d'incontinence littéraire, la maladie la plus répandue à l'époque de l'émergence des écrivains africains avant d'en venir au cas d'Élimane. Dans le groupe, Diégane a remarqué la belle et troublante Béatrice Nanga enveloppée en permanence d'une lourde aura de sensualité. le groupe n'est pas un mouvement et chacun marche seul vers son destin littéraire. Après que Musimbwa a lu au groupe, in extenso durant trois heures, « le Labyrinthe de l'inhumain », la sidération est totale avant que ne s'ouvrent les débats dans le fracas le plus total, quand Musimbwa le trouve magistral tout comme Diégane, Béatrice trop intelligent, et Sanza détestable, pour lui une mystagogie risible et une parodie de mauvais goût. Ils ont consulté les papiers de plusieurs critiques qui accusent Élimane de plagiat. C'est alors que certains défenseurs expliquent que toute l'histoire de la littérature est l'histoire d'un grand plagiat, Montaigne de Plutarque, La Fontaine d'Ésope, Molière de Plaute, Corneille de Guillèn de Castro.
Il faut déjà faire mention du style étonnant de Mohamed Mbougar Sarr, usant d'un vocabulaire riche et coloré :
« Au dessert, l'ambiance se détendit. On s'offrit d'abord aux secousses galvaniques de la nuit à peine nubile, verte comme une jeune mangue. Puis tout s'adoucit ; la lune mûrit, prête à tomber du ciel. Nous pendions aux bras d'heures cotonneuses, vestibules de somptueux rêves… »
La rencontre passée, de Diégane avec Aïda est aussi un moment d'anthologie, une relation qui se poursuit, tumultueuse s'il en fut :
« Nous nous sommes rendus chez elle. Je me rappelle sa chevelure trempée, mouillant son visage, et le mien, quand nous avons défait l'amour en fragments étincelants, et ils nous encerclèrent comme les anneaux une planète. »
Diégane est un personnage finalement ambitieux qui brigue la célébrité sous des airs désinvoltes, amateurs de femmes aux belles poitrines. Il joue de ce qu'il ne veut pas tomber dans le piège de nombres d'écrivains africains qui se sont sentis contraints d'aborder certains thèmes inhérents à la culture et la pensée africaines.
Comme s'il voulait imiter Elimane, Mohamed Mbougar Sarr donne l'impression dans cet excellent roman d'initiation, une oeuvre réellement picaresque pleine d'humour, de vouloir tout y mettre de ce qu'il a à dire, comme si cela devait être soit l'unique soit la dernière de ses oeuvres. Un fantasme en rapport avec le Labyrinthe, un livre culte, rare et maléfique, un livre qui va bouleverser la vie de tous ceux qui l'ont lu.
. À trente et un ans, on peut espérer que Mohamed Mbougar Sarr ne s'en tiendra pas là et de toute façon, ce roman est son quatrième. Alors il n'y a pas de défi à attendre.
Ce qui m'a frappé au cours de cette lecture, c'est que l'auteur s'amuse des récompenses d'autres écrivains, des prix qu'il compare à des colifichets qui les exposent parfois à des malédictions. L'auteur ironise et il avouera lors d'interviews qu'au lendemain de son prix Goncourt, il est entré dans une période durant laquelle il subit le châtiment d'avoir eu un prix après s'être moqué de celui des autres.
On remarquera aussi non seulement la belle érudition de Mohamed Mbougar Sarr, mais aussi la performance pour faire d'un unique livre labyrinthique le personnage principal du roman et le point de départ de nombreuses réflexions. L'auteur étonnamment réinvente tout au long de son roman le livre de T. C. Elimane, en racontant le monde confronté à son Histoire souvent tragique (colonisation, Shoah…), et révélant des vies pas ordinaire, grâce à des personnages que l'on découvre, perd de vue et retrouve, silhouettes d'un passé animant une chorégraphie aussi complexe que fascinante, des hommes et des femmes qui souvent cachent derrière de grands sermons de vertu, le stupre de vies secrètes et peccamineuses. Un roman où aussi légendes et superstitions viennent semer le trouble au sein de la réalité.
Un roman à tiroirs que l'on ouvre au fil des pages, passionnant, écrit dans un beau style aux accents poétiques mallarméens, au vocabulaire riche et à la technique narrative avérée, avec un usage judicieux d'anaphores révélatrices. Un roman étourdissant tout au long duquel on se demande comme tous les personnages du roman qui est cet Elimane : un écrivain absolu ? un plagiaire honteux ? un mystificateur génial ? un assassin mystique ? un dévoreur d'âmes ? un nomade éternel ? un libertin distingué ? un enfant qui cherchait son père ? un simple exilé malheureux qui a perdu ses repères et s'est perdu ?
Et puis revient tout au long des pages, tel un leitmotiv, le face à face entre Afrique et Occident, une belle réflexion politique et aussi le beau chant d'amour à la littérature et à son pouvoir intemporel.
Ce n'est pas toujours une lecture facile car de nombreux narrateurs se succèdent dans des temporalités différentes qui s'entrecroisent et se chevauchent, ce qui demande une attention soutenue. Cela dit, on s'y habitue assez vite et cela ne nuit en rien à la qualité du roman.
En bref, une oeuvre dense, très riche, très travaillée, parfois un peu sophistiquée, abordant une multitude de thèmes, et qui mérite bien le Goncourt.

Extrait /réflexion sur les livres : « La patrie des livres : les livres lus et aimés, les livres lus et honnis, les livres qu'on rêve d'écrire, les livres insignifiants qu'on a oubliés et dont on ne sait même plus si on les a ouverts un jour, les livres qu'on prétend avoir lus, les livres qu'on ne lira jamais mais dont on ne se séparerait non plus pour rien au monde, les livres qui attendent leur heure dans une nuit patiente, avant le crépuscule éblouissant des lectures de l'aube. »
« le monde est vraiment mystérieux, pensais-je en regardant le ciel : pour la lumière des étoiles, l'ombre s'incarne dans la lumière du jour ? »


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