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Critique de AnnaCan


« À partir du souvenir que son enfance lui a laissé d'un homme odieux, Savage a créé, par sa virtuosité, un des personnages les plus fascinants et les plus pervers de la littérature américaine. »
Annie Proulx

Séduisant, ambigu, fascinant et pervers, tel est en effet Phil Burbank, rancher intransigeant dont les yeux bleu ciel vous transpercent jusqu'au fond de l'âme, y discernant des choses dont vous n'avez pas même conscience. Ses mains, dotées d'une intelligence et d'une vie propres, aussi bien capables de castrer 1.500 veaux en une demi-journée que de jouer divinement du banjo ou de tresser une corde en cuir brut, lui ressemblent. Puissantes, agiles, dotées d'une patience infinie, effrayantes.
Lorsqu'il chevauche au pied des Rocheuses aux côtés de son frère George, son associé et son faire-valoir, il est difficile d'imaginer un couple plus dissemblable. Phil, longiligne et anguleux, droit sur sa selle, les sens toujours à l'affût, attentif au « toc-toc-toc des pas du bétail, au craquement des armoises écrasées par les sabots fendus, au grincement du cuir des selles et au tintement des gourmettes de mors en argentan », voit ce que personne ne voit. Dans la nature elle-même, il voit le surnaturel, « dans l'affleurement rocheux, sur la colline qui s'élevait devant la maison du ranch, dans le fouillis des buissons d'armoises qui défiguraient le versant de la colline comme de l'acné, il voit la forme étonnante d'un chien en train de courir. » Quand George, trapu, placide et imperturbable, affaissé sur un cheval également trapu et imperturbable, ne semble rien sentir ni ne rien percevoir.
Portant son regard loin en direction des montagnes et du passé, un passé mythifié qui bat lentement mais inexorablement en retraite face à l'avancée des années vingt, Phil se souvient. Si l'on rompt toujours les chevaux sauvages à la selle comme à l'époque des pionniers, les cow-boys de la trempe de Bronco Henry, l'idéal indépassable de la jeunesse de Phil, les vrais cow-boys, pas ceux qui font de l'esbroufe et portent des gants en peau achetés par correspondance, ont une fâcheuse tendance à disparaître. Phil lui, ne porte jamais de gants, ni ne fait la moindre concession à la modernité, préférant vivre à la dure, en totale osmose avec l'âpreté, la rudesse de ce pays de montagnes et de plaines éternellement balayées par le vent où l'on brûle l'été et où l'on gèle l'hiver.
Phil au fond ne désire qu'une chose : que rien ne change. Que son frère et lui dorment pour l'éternité dans la même chambre comme chaque nuit depuis toujours, qu'ils conduisent chaque automne que Dieu fait le bétail à Beech comme chaque automne depuis vint-cinq ans, qu'ils vivent à jamais seuls dans le ranch que leur ont légué leurs « vieux », sans s'encombrer d'une femme et d'une tripotée d'enfants.

Alors quand se présente la fin du monde tel qu'il l'a toujours connu en la personne de Rose, une veuve flanquée d'un gosse que George, dans un sursaut d'indépendance aussi soudain qu'incongru, vient d'épouser, Phil entre dans une rage froide. Toute sa haine, tout son mépris contre l'espèce humaine en général et contre les femmes en particulier se concentrent et se cristallisent sur la trop belle, trop sensible et douce Rose. Il est inconcevable qu'une « sale intrigante » qui a jeté le grappin sur « son imbécile de frère » s'installe ici au ranch. de même qu'il est parfaitement exclu que son rejeton, un garçon pâle aussi efféminé que son prénom, Peter, affligé d'un zézaiement et d'une démarche peu naturelle qui le fait ressembler à un automate, vive sous le même toit que Phil Burbank. Car s'il y a bien une chose que Phil abhorre plus que tout, ce sont les « sissies », les femmelettes, les chochottes, et aussi sûr que deux et deux font quatre, ce gosse de seize ans avec ses manières, ses jeans neufs et ses chemises impeccablement repassées, c'en est une, de chochotte.
« Bon, il y a des gens qui peuvent s'entendre avec eux, de même qu'il y a des gens qui peuvent s'entendre avec des Juifs ou avec des négros, mais ça les regarde. Phil, lui, ne pouvait pas les supporter. Il ne savait pas pourquoi, mais ils créaient en lui un malaise qu'il sentait jusque dans son ventre. »

Comment un personnage aussi odieux est-il capable d'exercer une pareille fascination sur les autres ? Car outre le lecteur, ce sont tous les protagonistes de l'histoire qui tombent sous son charme, qui semblent incapables de lui résister. C'est que Phil est le genre d'homme dont la seule présence, dont un seul regard ont le pouvoir rare de modifier la texture de l'air alentour. Phil est d'une intelligence et d'une sagacité hors du commun, il est de la race des « aristocrates », de ceux qui peuvent se permettre d'être eux-mêmes, de ceux qui imposent, non pas même leur volonté, mais leur vision aux autres.
« Comment un homme, un seul homme, peut-il avoir le pouvoir d'obliger tous les autres à voir en eux-mêmes ce qu'il y perçoit, lui ? »
Et comment l'auteur parvient-il à faire en sorte que le lecteur voie le monde à travers les yeux de Phil? Ou plutôt, comment s'y prend-il pour mettre en place un subtil mouvement de balancier entre sa vision à lui, Savage, une vision humaniste, généreuse, compassionnelle et celle de Phil, intransigeante, cruelle, dépourvue d'humanité? le lecteur, suffoquant dans ce huis-clos oppressant, impitoyablement balloté entre ces deux visions, finit par ne plus savoir où il en est. À l'instar de Rose, pourtant dotée d'une identité, d'une personnalité et d'une volonté propres avant de tomber sous l'emprise de Phil mais qui, à mesure que le temps passe et que se précise l'entreprise de destruction insidieuse et méthodique dont elle est l'objet, perd pied.
« Quand Rose parlait de Phil, sa bouche devenait sèche, sa langue épaisse. Penser à lui dispersait tout ce qu'elle pouvait avoir d'agréable ou de cohérent à l'esprit et la ramenait à des émotions infantiles. »

Pourtant, il se pourrait bien qu'une personne, une seule, au regard aussi perçant que Phil, perçoive non seulement ce que Phil fait à Rose, mais encore bien davantage.
Dès lors, un combat implacable et larvé, tissé de non-dits, de séduction et de répulsion mêlées, un combat entre le bien et le mal, entre la bonté et la cruauté, entre deux visions de l'humanité, se met en place sous les yeux du lecteur médusé, tenu en haleine jusqu'à l'ultime paragraphe qui clôt magistralement le livre.
Thomas Savage, en observateur pénétrant de la condition humaine, campe une histoire qui, bien qu'ancrée dans une époque, les années vingts et en un lieu, le Nord-Ouest du Montana, clairement identifiés, accède au rang de mythe. Puisant dans sa biographie la matière d'un livre virtuose dont la dimension psychologique, ou plutôt psychanalytique tant le refoulé imprègne chaque page, est indéniable, il nous livre une tragédie intemporelle, un conte moral à la portée universelle et à la beauté renversante.

J'ai découvert le pouvoir du chien il y a une vingtaine d'années alors qu'il venait seulement d'être traduit en français. L'occasion m'a été donnée de le relire en compagnie de Bernard (Berni_29), mon fidèle ami. Entretemps, j'ai vu la sublime adaptation qu'en a réalisée Jane Campion. À chaque fois, ma fascination fut totale.
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