Citations sur La mort n'a pas d'amis (10)
Elle avait encore rêvé des "quatre sans cous". Comme chaque nuit. Les têtes sur la table portaient toutes un Stylomine caché derrière l'oreille droite. Le juge était furieux : comment allait-on faire pour leur couper la tête ?
– Merci pour la primeur.
– C’est un plaisir, fillette. Je suppose que tu as déjà trouvé ton titre ?
– Oui. « Au rendez-vous avec la mort », qu’est-ce que vous en pensez ?
Le patron du café tend l’oreille. Parfait. Rien de tel qu’un bon meurtre pour attirer les curieux et faire marcher le commerce.
– Pas mal, pas mal, répond Gardel. Tu m’appelles au Quai lorsque tu as rédigé ton article ?
Camille lui adresse un sourire figé. Certainement pas. Aucun besoin d’un correcteur. Elle parcourt les rides, les poches sous les yeux, les cheveux gris. Elle le trouve fatigué, il travaille trop. Pas de femme, pas d’enfants, il n’a que son métier pour ne pas sombrer dans un pessimisme sans fond. Et elle, quand il veut bien.
Blanche attire Camille contre elle, pose ses lèvres contre sa bouche et ferme les yeux. La main de son amie caresse son genou, remonte vers la hanche, s’empare du sein gauche puis redescend vers le ventre. Blanche râle de bonheur, remonte complètement drap et couverture au-dessus d’elle, une vraie petite maison.
Une demi-heure plus tard, deux têtes blondes réapparaissent. Radieuses et épuisées. Camille se penche vers la table de nuit, cherche ses cigarettes.
De retour au studio, Camille hésite à se recoucher. Écrire ou faire l’amour ? En chemin, rue de Rivoli, elle s’est arrêtée dans une boulangerie, tant pour se réchauffer qu’en prévision du petit déjeuner.
– C’était quoi ?
Deux poings et deux yeux sur le même plan semblent posés sur le bord de la couverture. Camille se déshabille, se glisse dans le lit.
– Un meurtre dans le Marais. Plutôt étrange. Un peu… théâtral.
– Tu es gelée, viens, je vais te réchauffer.
Dans le ventre de sa mère, l’homme tient déjà un couteau à la main.
À près de cinquante ans, Gardel porte sur le monde et sur ses semblables un regard fatigué. Tous menteurs, voleurs, assassins, du haut au bas de l’échelle. Pires que les animaux. À force de fréquenter les bas-fonds de l’âme humaine, son cœur s’est recouvert d’un enduit imperméable à toute compassion. L’homme est un loup, un monstre.
– Bonjour, mademoiselle, ne quittez pas, je vous passe Archives.
Archives, Archives, s’étonne Camille, qu’est-ce qui se passe, Gardel, ce n’est plus Combat ?
– Salut, Oxy…
La voix du commissaire Gardel résonne comme dans un igloo.
– Si tu veux un beau crime, poursuit la voix venue du froid, rapplique vite fait, sinon, j’appelle un autre journaliste, ce serait dom…
– J’arrive, coupe-t-elle, c’est où ?
Camille se réveille en sursaut, hoquette en reprenant ses esprits. La forme emmitouflée à sa droite respire paisiblement, ne laissant apparaître hors des draps qu’une vague de cheveux blonds répandue sur l’oreiller. Elle se lève précautionneusement, s’enveloppe d’une couverture et titube dans la pénombre en direction du combiné qui poursuit sa plainte à l’autre bout du studio. Un coup d’œil à la pendulette : six heures et demie. Il n’y en a qu’un qui puisse l’appeler à une telle heure.
Le drap grossier de son uniforme bleu délavé est constellé de boue et de sang séchés. L’homme range son fusil parmi les parapluies puis s’avance dans la pièce ; il prend sa tête à deux mains, la dépose délicatement sur la commode. Il se retourne, s’approche du lit et s’allonge tout habillé à son côté. Il sent la fraise et la mort. Surtout la mort. Une sirène hurle dans le lointain.
Messieurs, permettez moi de prendre congé. J'ai cru comprendre que vous relatiez dans votre cahier toutes les visites que vous recevez?
- Absolument, commissaire.
- Alors, soyez gentils, inscrivez que vos petits jeux ne m'amusent pas du tout. Et que nous nous reverrons au Quai des Orfèvres, soyez sans crainte.