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Critique de ElPaquito


Dans ce roman d'anticipation où le monde de 1960 a été dévasté par une Troisième Guerre mondiale, Arno Schmidt se penche tant sur l'humanité que sur l'écriture.

Le narrateur, unique rescapé, survit et lit : des ouvrages de ses auteurs favoris au Reader's Digest (auquel il écrit une lettre endiablée) en passant par des cartes postales aux expéditeurs et destinataires morts. Et comme un prisonnier parcourt les murs de sa cellule avec une craie, ce narrateur écrit, seul dans ce monde en ruines, même s'il n'a pas grand-chose à raconter si ce n'est sa quête de bois, de vivres, ses banals déplacements, etc. ; même s'il n'y a plus de lecteur (« je peux tout écrire et crier : puisque je suis seul !! ») La lune et le vent deviennent des personnages, des compagnons oniriques, le temps devient abstrait. le narrateur cartographie son existence de survivant post-apocalyptique, comme autant de touches impressionnistes, où solitude et fin de l'humanité sont la plus grande des bénédictions.

« Les mots, mon seul bagage. »
Un de mes chers éclaireurs (le cool bilouaustria) disait qu'avec Arno Schmidt, il réapprenait à lire. En plongeant dans Miroirs Noirs, j'entraperçois enfin ce qu'il voulait dire : L'écriture est un jouet. Certains auteurs aiment briser ce jouet et avec les morceaux, créer un autre jouet à leur image, à l'image de leurs jeux, auxquels le lecteur sera bien entendu convié. Céline l'a fait, Joyce en a fait un art, et même de nos jours, des auteurs comme Danielewski s'amusent comme d'espiègles petits fripons goguenards.

Ainsi, Schmidt crée sa forme, sa propre grammaire, comme au cinéma, la Nouvelle Vague a pu le faire : les fragments de l'Allemand sont comme des jump cuts. C'est une écriture de la coupure, au service d'une forte misanthropie et d'un certain malthusianisme. On sent cependant que l'auteur ne fait que s'échauffer, qu'il peut encore aller plus loin, et on veut aller plus loin avec lui.

Sous cette forme clinique et cette grande érudition, le tour de force de l'écrivain réside dans sa façon de distiller une envoûtante poésie, culminant lors des pages où il relate des souvenirs de son enfance (que je me retiens de citer intégralement).

« …si clairs et vides le monde et des grands espaces au pur et froid jeu de couleurs. du haut des larges ponts de bois, on voyait les rails du chemin de fer qui, dans un excitant manque de mansuétude, couraient droit vers le ciel pâlissant ; les champs retournés s'étiraient à perte de vue dans l'azur ; dans les buissons d'épines – figés barbelés – des alizes pendaient tel du feu en grappes ; des gerbes isolées, comme des fagots de fils d'or dodelinant dans les champs ; partout du feuillage s'envolant couleur de magie et du vent cornant d'entre des branches rouges. le long des routes nues des faubourgs, des villas blanches reposaient derrière des jardins aux grilles dissuasives ; les pas bruissaient dans l'or froid du soir. Et lorsqu'on ramassait une de ces grandes feuilles jaunes, qu'on la tenait par la tige molle et froide, se découvrait dessous un étincelant marron rouge : noble demeure pour tel esprit déliré au manteau de soie rouge. Alors s'en venait une brève bourrasque glaciale qui retournait les feuilles traînaillantes, et l'on savait que c'était un genre de créatures à part, dont un grand nombre habitaient ce vaste faubourg mugissant. »

Un miroir noir, c'est peut-être aussi un livre sans lecteur, car sans lecteur, pas de reflet, seulement la réflexion de l'auteur, dans sa zone. «J'éprouve du plaisir à fixer dans les mots des images de la nature, des situations, et à pétrir des histoires brèves.» Et au final, peu importe l'absence de lecteur ou même l'absence d'évènement, tant que la lune colore les nuages, tant que le vent souffle, il faut écrire, pour se rappeler, pour imaginer ; pour montrer ce que l'Homme est capable de produire, en oubliant ce qu'il est surtout capable de détruire. Et alors, un miroir sera peut-être tendu dans le miroir, pour créer une image, une vision d'infini — comme la poésie.

« Finally his language touches me, because he talks to that part of us which insists on drawing profiles on prison walls. A piece of chalk to follow the contours of what is not, or is no longer, or is not yet; the handwriting each one of us will use to compose his own list of 'things that quicken the heart,' to offer, or to erase. In that moment poetry will be made by everyone, and there will be emus in the 'zone.' » — Sans Soleil, Chris Marker
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