Citations sur Poèmes 1933-1955 - Trois poèmes secrets (101)
Ce corps qui souhaitait fleurir comme une branche,
Porter ses fruits, devenir flûte dans le gel,
L'imagination l'a enfoui dans un essaim bruyant
Pour que passe, et l'éprouve, le temps musicien.
Dans les grottes marines,
Il y a une soif, il y a un amour,
Il y a une extase
Aussi durs que les coquillages;
On peut les tenir dans sa paume.
C'étaient de braves garçons, les compagnons, ils ne se plaignaient
ni de la soif ni de la fatigue ni du gel,
ils faisaient comme les arbres et les vagues
qui admettent le vent et la pluie,
admettent le soleil et la nuit,
et au coeur du changement, demeurent sans changer.
« Femme nue
La grenade qui s’est brisée,
Pleine d’étoiles »
(p. 31 Hai Kai-Cahiers d’études)
C’était cela notre amour ;
Il partait, revenait, nous rapportait
Une paupière baissée, infiniment lointaine,
Un sourire figé, perdu
Dans l’herbe du matin ;
Un coquillage étrange que notre âme
Essayait de déchiffrer à tout moment.
C’était cela notre amour, il progressait lentement
A tâtons parmi les choses qui nous entourent,
Afin d’explique pourquoi nous refusions la mort
Si passionnément.
Nous avions beau nous accrocher à d’autres tailles,
Enlacer d’autres nuques, éperdument
Mêler notre haleine,
A l’haleine de l’autre,
Nous avions beau fermer les yeux, c’était cela notre amour…
Rien que le profond désir
De faire halte dans notre fuite.
La lumière baissait dans le ciel couvert, nul ne se décidait.
A l’aube suivante, il ne resterait rien, il faudrait tout livrer
Même nos mains,
Et nos femmes captives, réduites à porter l’eau,
Et nos enfants dans les carrières *.
Mon amie chantait en marchant près de moi une bribe de
chanson :
« Au printemps... en été... des ilotes... »
On se rappelait de vieux maîtres qui nous ont laissés orphelins.
Un couple passa, l’un disait :
« J’en ai assez du crépuscule, rentrons à la maison Rentrons à la maison allumer la lumière. »
CALLIGRAMME
Voiles sur le Nil,
Oiseaux sans cris, privés d'une aile,
Cherchant sans bruit celle qui manque,
Parcourant dans le ciel absent
Le corps d'un adolescent de marbre ?
Traçant sur l'azur d'une encre invisible
Un cri désespéré.
p.134
Épitaphe
« Les charbons dans le brouillard
Étaient des roses germant dans ton cœur,
Et la cendre recouvrait ton visage
Chaque matin.
En effeuillant des ombres de cyprès
Tu es partie, ce dernier été. »
(p. 72 Cahiers d’études)
« Jette dans le lac
Une seule goutte de vin,
Le soleil s’obscurcit »
(p. 31 Hai Kai-Cahiers d’études)
CAHIER D'ETUDES
ESQUISSES POUR UN ÉTÉ
ÉPIPHANIE 1937
…
Je gravis les montagnes. Vallées enténébrées. La plaine
Enneigée, jusqu'à l'horizon la plaine enneigée. Ils ne
questionnent pas
Le temps prisonnier dans les chapelles silencieuses
Ni les mains qui se tendent pour réclamer, ni les chemins.
J'ai maintenu ma vie, en chuchotant dans l'infini silence.
Je ne sais plus parler ni penser. Murmures
Comme le souffle du cyprès, cette nuit-là
Comme la voix humaine de la mer, la nuit, sur les galets,
Comme le souvenir de ta voix disant : « Bonheur. »
Je ferme les yeux, cherchant le lieu secret où les eaux
Se croisent sous la glace, le sourire de la mer et les puits
condamnés
À tâtons dans mes propres veines, ces veines qui m'échap-
pent
Là où s'achèvent les nénuphars et cet homme
Qui marche en aveugle sur la neige du silence.
J'ai maintenu ma vie, avec lui, cherchant l'eau qui
t'effleure,
Lourdes gouttes sur les feuilles vertes, sur ton visage
Dans le jardin désert, gouttes dans le bassin
Stagnant, frappant un cygne mort à l'aile immaculée
Arbres vivants et ton regard arrêté.
p.84-85