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Critique de Brooklyn_by_the_sea


En 1992, j'avais 21 ans, je portais des robes à fleurs avec de fausses Rangers, mes copains avaient les cheveux longs ou des crêtes, on allait à des concerts punks (où je buvais de la bière, en vraie rebelle), et Marie-José Pérec était championne olympique du 400 mètres. Et puis il y a eu ces photos -en couleurs- inconcevables, d'hommes décharnés parqués dans le camp de concentration d'Omarska. Cinquante ans après, ça recommençait, dans le silence assourdissant de l'Europe, tandis que j'écoutais Nirvana à fond. Et c'était comme un écartèlement dans mon crâne, une juxtaposition d'images et de ressentis intolérables (ici/là-bas/aujourd'hui/avant) que mon cerveau ne pouvait pas assimiler, il ne me restait que la honte et la culpabilité de la guerre de Bosnie pour meubler mon impuissance.
En 1992, Faruk Sehic avait 22 ans, il écoutait les mêmes musiques que moi, regardait les mêmes films, lisait les mêmes livres. Il a abandonné ses études de vétérinaire pour enfiler des vraies Rangers, se raser la tête, s'engager dans l'armée de Bosnie-Herzégovine, et faire la guerre. Après ça, il est devenu poète, et "Le livre de l'Una", écrit en 2011, est son premier roman.

Il y raconte Mustafa Husar, soldat de son âge qui, lors d'une séance d'hypnose au cirque volant Ramajan d'Inde, revit une ville et une enfance pulvérisées par la guerre. Ce sont des lambeaux de souvenirs qui remontent à la surface, des clichés flous, surexposés, en partie effacés, souillés, des images d'un bonheur simple au plus près de la Nature, et notamment de l'Una, rivière aux eaux transparentes qui traverse Bihac et Bosanska Krupa, dans un un écrin de végétation luxuriante au parfum d'Eden. Avec une poésie hallucinée, Husar/Sehic raconte la faune et la flore aquatiques, et son propre rapport organique à la terre et à l'eau. J'ai adoré ces instants distordus et suspendus dans les souvenirs irradiés de plénitude et de béatitude.
Mais Husar/Sehic évoque aussi la guerre, même si l'essentiel du roman est consacré à l'Una. Et là, il assume frontalement et sans faux prétextes son engagement : "Je n'ai pas attendu qu'on vienne frapper à ma porte pour me tirer somnolent de mon lit et me conduire tout droit dans une fosse humide où je serais fusillé." J'ai aimé son pragmatisme teinté de fatalisme combatif : " (...) le mur de Berlin s'est effondré sur nous, et il était dans l'ordre des choses que le sang soit quelque part versé. Sauf que je n'étais pas de la menue mitraille dans le marchandage des forces cosmiques (...) ". Il raconte sans philosopher, ni romantiser : "Ma biographie, c'est de la chair et du sang, ce n'est pas du divertissement. (...) Je suis un et nous sommes des milliers. Incassables et cassés.", et je me suis pris sa franchise comme un direct au plexus, du genre qui coupe le souffle et fait chanceler : "J'ai tué parce que je voulais survivre au chaos." Voilà donc ce qui se passait dans les Balkans, tandis que j'allumais des bougies pour la Bosnie (sans illusions, quand même). Reste aujourd'hui un homme mélancolique et intègre, qui tente de reconstruire un passé là où il n'y a plus rien que la mémoire.

C'est donc un roman envoûtant, dérangeant, suffocant de douleur et de beauté, traversé de fulgurances de vérité qui se fichent dans le coeur comme des éclats de shrapnel. Impossible d'en sortir indemne, mais bizarrement, il m'a pacifiée avec moi-même ; le pouvoir de l'eau, sans doute. Ou de la poésie, de l'intelligence, de l'honnêteté d'un survivant.
Alors, si la transparence hypnotique vous attire, n'hésitez pas à plonger à votre tour dans l'Una.

Un énorme merci à Babelio et aux Editions Agullo pour l'envoi de ce merveilleux livre dans le cadre d'une Masse Critique.
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