The Riveting Interviews: Rosie Goldsmith talks to Faruk ehić
10 juin 2019
The Riveting Interviews with Rosie Goldsmith
The Bosanian author Faruk ehić talks to Rosie Goldsmith
Produced by http://www.londonvideostories.com
De Gargan et d'autres choses
Pardon si je suis ici contraint d'évoquer directement la guerre, je sais qu'aujourd'hui ce n'est pas populaire, que ce qui est populaire, c'est l'avenir qui verra la depression envahir vos coeur. Avant ça, ils vous auront nourris, gavés, et quand vous serez bien engraissés, alors vous serez prêts pour que la dépression se plante dans vos coeurs de gnous. Vous errerez dans les centre commerciaux, abattus, épaules lourdes et fesses grasses, aspirant à ces corps de sirènes des panneaux hologrammes. Ils veulent vous pousser à l'oubli. Ils vous dévitalisent, vos nerfs sont émoussés, vos chakras bouchés, l'avenir est ici. Vive la dépression ! Voilà pourquoi je me suis employé de toutes mes forces à bloquer les formes et les contenus des images de guerre, j'ai voulu les refouler au plus profond, comme quand on noie quelqu'un et qu'on pousse des pieds sur ses épaules pour l'enfoncer un peu plus bas, dans le noir tout au fond ou se tiennent les huchons, jusqu'à ce qu'il perde souffle. J'ai voulu être comme les autres qui sont indemnes, inséré dans la société, normal et gris. Si j'entrouvrais les yeux furtivement, les serpents dans le turban du fakir se mettaient à siffler et leur langue frétillait à une vitesse de plus en plus folle. Le fakir me faisait ainsi savoir que je devais me libérer des formes et des contenus des images de guerre.
C'est pourquoi j'ai envoyé balader tous les paysages futuristes des centres commerciaux, les palmiers biomécaniques sur le rivage de mers diététiques, j'ai refusé de boire les cocktails concoctés pour atteindre l'immortalité des visages et des génitoires. J'ai dit adieu à la dépression néolibérale, pour sûr que mes démons n'habitaient pas le monde actuel.
Ils vous offriront le progrès, la prospérité dans des Etats sévèrement contrôlés, et vous, vous le paierez de votre oubli. Moi je ne pardonne pas, je n'oublie pas, je me souviens de tout. Écrire, cela veut dire parler, tenir des discours à un public invisible, c'est ma petite tribune à moi. Je ne vois pas qu'il existe une autre manière de combattre pour le droit au souvenir.
Le Chauve note les effectifs dans son calepin. Formation de guerre : neuf hommes plus le gratte-papier. Absences justifiées : un, à la caserne (le gratte-papier). Blessés : deux combattants. Morts : un. Au repos pour raisons médicales : un, en neuropsychiatrie (la recrue). Sur place : cinq combattants. On boit des coups de gnôle et on fume sans rien dire. Dehors, le brouillard conquiert le territoire. Les statistiques règnent. Elles manient les déficits et les excédents avec un aplomb imperturbable. Mesurent le moral, pèsent les hommes comme du bétail. Écart type plus ou moins ∞. (« Pour l’éternité »)
Encore le même plan. Sauf qu’on attaque de jour. Comment est le ciel ? Y a-t-il du soleil ? Je ne me souviens pas. L’uniforme a l’odeur monotone des choses unisexes. L’herbe humide est du même vert-de-gris que les parois des chiottes publiques. Pendant ces quelques minutes qui précèdent l’assaut règne un silence total. Même les bruits de la nature s’éteignent. Ou alors les sens ne les perçoivent plus, occupés qu’ils sont par une seule et unique chose : rester vivant. Tout mon corps est comme une main moite de sueur crispée jusqu’à la crampe. Tir au lance-roquettes, puis succession de rafales entrecoupées de Allah akbar. Nous enfonçons leur ligne avec une facilité inespérée. Faisons irruption dans leurs tranchées désertées. Les veines me sortent de la tête. Les balles explosives font un crépitement de pop-corn. Redžo Begić est à ma droite, à genoux. De la paille dépasse de dessous une couverture militaire. Nous fouillons les sacs des soldats. Le propriétaire de celui que j’ai entre les mains s’appelle Duško Banjac. Son nom est écrit au crayon à papier sur une feuille arrachée d’un carnet de comptabilité. On fourre dans nos poches les boîtes de munitions en carton. Maintenant, du sang épais coule de la bouche de Redžo. Il gargouille ; son visage prend la couleur de la craie. Je pense d’abord qu’il a pris une balle en pleine bouche. On le tire de la tranchée pour le traîner une dizaine de mètres plus bas, dans l’abri. Quelques secondes plus tard, il est mort. On n’a même pas eu le temps de panser sa blessure. La balle lui est entrée dans la poitrine par le haut. Son cœur a éclaté. On le recouvre d’une toile de tente. (« Pour l’éternité »)
On nous amène en première ligne. Partout, boue et brouillard. Je vois à peine le type devant moi. C’est tout juste si on ne se tient pas les uns aux autres par la ceinture pour ne pas se perdre. Autour de nous, des maisons incendiées. La colonne s’étire le long de palissades branlantes. On patauge dans la bouillasse, qui se colle aux bottes en mottes gluantes. Les lignes les plus belles sont celles qu’on prend pour la première fois. Tout a l’attrait du neuf, de l’inhabituel : tout est super-bandant. Surtout quand on prend la ligne de nuit et que le lendemain, à la lumière du jour, on va réaliser qu’on se trouve à la pointe d’un clou. D’un toit tombent des poutres carbonisées qui grésillent dans la boue. Le terrain est très pentu, on crapahute en dérapant dans l’herbe rendue visqueuse par le brouillard. Au premier qui se casse la gueule, la colonne doit s’arrêter et le gars, invariablement, maudit son propre pays et injurie son président. Quand je pense que cette nuit, on va devoir dormir à la belle étoile, j’en ai mal au cul. L’orienteur de la police militaire guide la colonne au sommet d’un piton, autant dire un clou. Emir et moi prenons possession d’une tranchée peu profonde où nous trouvons, crottés de boue, un matelas, un édredon et une poignée de mégots, fumés jusqu’au filtre et fichés nerveusement dans la terre. (« Sous pression »)
Quand elle tourne au ralenti, la machine de guerre gonfle de sang les muscles des officiers supérieurs et débride l’imagination des civils. La peur s’estompe et la guerre s’incruste dans le corps comme un appendice boursouflé. (« Kaléidoscope de souvenirs »)
Notre ville est née de la proximité des hommes avec la rivière. L'Una est la force qui tient la ville ensemble, faute de quoi la terre l'aurait recouverte depuis longtemps. Et comme des tortues, ses habitants auraient fui loin d'ici avec leur maison sur le dos. Dans cette ville tout le monde voue un culte à l'eau. Car on sait que la majorité des problèmes peuvent disparaître par un simple regard posé sur le cours de la rivière. Voilà pourquoi cela vaut de vivre ici, de s'engager dans ce culte perpétuel. Dans la préservation d'une alliance qui ne peut être dévoilée.
Après avoir touché les objets sacrés de mon passé et être enfin devenu entier, j’ai portant continué à être agité, ayant compris que la cause de mon traumatisme n’était pas seulement la guerre et sa discontinuité spatio-temporelle. Les petites antennes ramifiées dans tout mon corps, l’agencement de mes nerfs étaient aussi en cause. J’ai compris que j’écrivais un livre sur la mélancolie, un bouclier de mots lumineux. Le plus durable de tous mes objets.