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Critique de Erik35


Erik35
12 décembre 2017
POUR UNE OISIVETÉ PRODUCTIVE ET HEUREUSE ?

Ce bref mais ô! combien dense opuscule des éditions Mille et Une Nuits intitulé par leurs soins "Éloge de l'oisiveté" n'a jamais été réellement composé de cette manière-là par le philosophe romain du Ier siècle après Jésus-Christ Sénèque, car terriblement incomplet. L'ouvrage se compose donc comme suit :

Les cinq premiers textes sont les seuls fragments qui nous restent d'un ouvrage intitulé de otio (l'oisiveté), probablement rédigé dans les dernières années de la vie de Sénèque (62 - 65)

La seconde partie est composée de cinq des 124 lettres magnifiques de sagesse, écrites lors des dernières années de la vie (63–64) du philosophe à l'intention de Lucilius le Jeune, alors gouverneur romain de Sicile.

Comme il l'avait déjà fait dans l'un de ses ouvrages précédents, de la brièveté de la vie (De breuitate uitæ), il fait ici un éloge du retrait et de ce fameux "otium" que nous traduisons comme nous le pouvons par ce terme d'oisiveté qui, au fil du temps, s'est acquise une bien mauvaise réputation - surtout à partir du moyen-âge où oisiveté prendra plus au latin vitiosus (gâté, corrompu, vain) qu'à son autre racine plus vraisemblable - recouvrant tout le champ lexical de la paresse, de la fainéantise, de l'occupation ne rapportant rien (pécuniairement). En bref, cette oisiveté va devenir ce sport exécré et exécrable des oisifs, des bons à rien, quelque chose de parfaitement vain, vide, inutile.

De cette oisiveté-là, il n'est absolument pas question chez nos antiques. Sans doute une meilleure presse lui eût-elle accordé une traduction plus juste de loisir (la "skolhè" des grecs) et même de loisir utile, afin de bien marquer sa différence d'avec le simple farniente, de méditation, bien que ce dernier terme recouvre aussi d'autres domaines. Chez nos romains, l'otium n'est en rien l'absence d'accomplissement, il en est même l'inverse, mais il passe par la réflexion, la méditation, c'est, en quelque sorte, l'équivalent cérébral et spirituel de l'activité physique à laquelle le soldat s'astreint dans l'intérêt de son corps et de sa bonne constitution.

Préférer l'oisiveté n'est donc pas un vilain défaut. Cet exil de la pensée permet, selon Sénèque (dont la mort est attestée en 65 ap. J.C), de se déprendre des affaires et des passions de la vie quotidienne. Cultiver son oisiveté, c'est se donner l'occasion de méditer sur soi-même, sur les autres et sur le monde. A l'opposé, farniente et apathie sont tout autant proscrits pour donner lieu à un idéal de sagesse. Ainsi, persévérer dans cette activité de l'esprit n'est ni un vice, ni une fuite, mais le privilège du sage qui sait vivre en autarcie, plus ou moins définitive ainsi que nous allons le voir par la suite.

Car, hélas, on oppose généralement l'otium, et peu vite, au negotium, comme s'il en était l'antithèse absolue, l'ennemi définitif, le mauvais génie. Si le premier s'en différencie en ce qu'il impose le calme, le retrait, la contemplation, tandis que le negotium représente le monde des affaires, du commerce, ce qu'on appellerait aujourd'hui en bon franglais le "business", ces deux concepts sont, en réalité, les deux faces d'une même pièce qu'il serait vain de vouloir systématiquement dissocier, en faire des ennemis irréconciliables. Ainsi, le negotium devient-il une activité qui relève de l'otium, et dans laquelle il s'inscrit.

C'est ce que ne cesse d'expliquer Sénèque à son disciple Lucilius, ce qui ne l'empêche pas de le mettre constamment en garde contre les mauvais penchants que le negotium impose à l'homme de vices irréconciliables avec le seule idée de bonheur : l'ambition (qui n'a jamais de limite), la cupidité (insatiable), l'hypocrisie (à fin de complaire).

Sénèque, en bon serviteur de l'Etat et de plusieurs empereurs qu'il fut savait fort bien que ce negotium, aussi ingrat fut-il, futile quant à ce qu'il semble pourtant valoriser de l'être, est indispensable au bon fonctionnement de la Cité. Et s'il semble pencher parfois pour cette retraite totalement vierge d'implication sociale qu'Épicure - qu'il cite souvent - revendique, quasiment un "pour vivre heureux, vivons cachés", la réflexion de Sénèque ainsi qu'un certain sens pratique, un engagement à l'action, à la vie sociale que sa philosophie d'essence stoïcienne implique généralement, ces deux temps de son existence passée lui imposent de reconnaître qu'il serait vain de toujours se refuser à s'impliquer dans les affaires du monde. C'est à ce moment que l'otium, notre oisiveté décidément pas si oiseuse que cela, prend tout son sens, toute son importance. Car c'est ce temps plus ou moins long - qui peut être, vers la fin d'une vie, définitif - de loisirs studieux, de réflexion calme durant lesquels ont pourra prendre le temps de lire, d'écrire des notes, de compiler des pensées, de reprendre une correspondance plus riche, déliée des obligations du monde, ce sont tous ces moments qui permettront à l'homme s'en retournant aux contact du monde de ne pas aller se perdre corps et âme, au sens propre, dans l'affairisme, les intrigues malsaines, la spéculation tant des biens que des êtres. Ainsi l'otium pousse-t-il l'individu à demeurer sage et vertueux.

Il va sans dire que, pour notre philosophe, le point d'orgue de cet otium c'est, après une vie plus ou moins bien remplie durant laquelle on s'y sera soigneusement préparé, le moment où le sage pourra enfin s'y consacrer jusqu'à plus soif et jusqu'à sa propre fin, acceptée avec sérénité. Alors le bonheur est-il enfin chose véritablement envisageable car il n'est plus besoin d'anticiper quelque future contrainte que ce soit (en cela, d'une certaine manière, Sénèque rejoint tout de même Épicure à la philosophie pourtant si dissemblable), ne plus être qu'à soi au monde.

Mais de tout cela, un seul peut décider de l'accomplir : c'est donc soi-même - où l'on retrouve, deux millénaires plus tard, Michel Foucault pour qui l'otium était « l'écriture de soi » -. Il appartient à chacun de s'y adonner, et de devenir vertueux ou de céder aux vices les plus communs mais les plus épouvantables des hommes lorsqu'ils font société. Car, rappelle-t-il à son disciple en quelques lignes d'une grande et belle sagesse :

«Il est tombé dans chaque créature humaine des germes célestes dont une heureuse culture obtient une moisson de même nature que la semence et digne en tout point du créateur. Mais faute de soin, comme en un sol stérile et marécageux, ils meurent, et on voit naître de viles herbes au lieu de bon grain.»

Il n'y a pas à dire : l'oisiveté chez cet homme-là, c'est un sacré boulot !
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