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Critique de Nicolino


« Études de silhouettes » de Pierre Senges est un drôle de livre. Un peu plus de quatre-vingts dix fictions courtes sans autre ordre apparent que celui que l'auteur a bien voulu ; chacune débute par une phrase en gras, une phrase de quelques mots ou de quelques lignes glânée dans le Journal de Franz Kafka. Ces citations sont les silhouettes du titre, elles ont cet humour particulier des gens qui se savent au bord du précipice. Quant aux études, elles sont à prendre au sens musical du terme, comme un riff sur lequel des bluesmens improvisent jusqu'au petit jour.
Pierre Senges ajoute des post-scriptums aux oeuvres qu'il admire, à la manière de Borges avec Cervantes. Avant Kafka, il s'était déjà colleté aux fragments de Lichtenberg, aux sorcières de Shakespeare, plus tard en 2015, dans le volumineux « Achab » il brodait sur l'aventureux retour à terre du célèbre capitaine de Melville. J'aime sa façon qu'il a de s'accrocher à d'autres oeuvres et d'en proposer des suites éventuelles, impensées par les auteurs. On pourrait y voir de la paresse ou un manque d'imagination, une performance quelconque ou un banal procédé. Non. P. Senges est un créateur d'univers hors-pair. Plus qu'un écrivain c'est un aventurier de l'écriture et de la lecture, un découvreur de territoires littéraires inexplorés, de ceux qui nous emmènent nous promener sur un fil au-dessus du vide plus que sur une route bitumée de frais.

Donc à partir de ces lambeaux fragiles, de ces déchets kafkaïens, Pierre Senges imagine une courte fiction, d'une demi-page à trois pages. Chaque phrase de Kafka génère une histoire inventée par Senges, tels des greffons sur un arbre fruitier. Parfois, une phrase est réutilisée, recyclée à plusieurs reprises dans des versions divergentes. Ce ne sont que des fictions accidentelles, ces phrases n'avaient pas vocation à être continuées, Kafka les avaient abandonnées. Senges les a recueillies, décorées, ornées, il les souffle comme le font les verriers.
« Études de silhouettes » est un ravissement, une malle aux trésors découverte par des enfants ; nous, lectrices et lecteurs, pouvons les sortir un par un, ou carrément plonger dedans, s'y perdre, commencer par la fin ou par n'importe quelle page, suivre un chemin ou sauter de pages en pages au gré des envies, remonter le courant si l'envie nous prend. Nous y croiserons un détective jardinier (qui rappellera « Les Ruines-de-Rome », fabuleux roman du même auteur), une martre, des docteurs en droit à profils de chats, sir Alec Guinness, nous boirons des cognacs puis nous mangerons des rats, enfin, le 24 novembre nous nous casserons une jambe. Nous courrons d'illusions en désillusions, nous croirons avec ferveur puis nous ne croirons plus, ou juste un petit peu, ou l'inverse.

Le livre est court, à peine cent quarante pages, mais l'univers qu'il ouvre est immense et profond comme un trou noir. On le commence, le pose, l'oublie, on y revient puis on l'oublie encore, plusieurs fois. Il n'y a pas d'absurdités à tout cela, il n'y a qu'une inventivité aussi riche qu'obstinée.



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