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Critique de Erik35


LA MARCHE LENTE DES FORÊTS

Ouvrage reçu dans le cadre de l'opération Masse Critique de Janvier 2018.

C'est peu de dire que le lecteur français connait mal l'écrivain italien Carlos Sgorlon. Tout juste ce nom évoquera-t-il quelque chose au fin connaisseur des lettres italiennes en ce qu'il remporta, en 1985, le prix Strega - plus ou moins l'équivalent transalpin de notre Prix Goncourt - pour L'Armée des fleuves perdus, traduit en France aux éditions Flammarion en 1992. Il faut dire que chez nous, ce ne sont guère que quatre de ses très nombreux romans, en comptant celui-ci, qui ont été traduit. Cela fait bien peu ! Pourtant, à lui seul l'homme mérite que l'on s'arrête quelque instants. Né dans un village du Frioul, cette région d'Italie méconnue chez nous - la partie essentiellement montagneuse qui surplombe la Vénétie, ayant pour immédiates voisines l'Autriche et la Slovénie, Carlos Sgorlon ne quitta pour ainsi dire pas sa région de naissance et c'est là, dans cet univers rural et montagneux, fait de femmes et d'hommes simples et rugueux, parfois poussés par la misère (comme c'est le cas dans le Coquillage d'Anataï) à aller chercher du travail loin vers le nord, vers l'Allemagne, dans les mines, mais aussi encore bien plus loin comme nous le découvrirons, c'est au contact de ce peuple miséreux bien que riches de tout un monde de fables, de légendes, de contes, de mystères qu'il créa son univers aux fondamentaux forts, puisés au plus profond de cette terre aride et difficile, faite de taiseux et de fou philosophes, de durs à la tâche et d'artistes qui s'ignorent. Cet attachement viscéral à une région un peu oubliée fut sans doute renforcé par son apprentissage d'enfant autodidacte, Carlos Sgarlon passant, d'année en année, les niveaux élémentaires en apprenant chez lui, avec l'aide protectrice des sage-femmes du service dans lequel travaillait sa mère. Et si le Collège ainsi que le Lycée le contraignirent à quitter le village pour la "grande ville" d'Udine (capitale provinciale de la région), qu'il y fit l'essentiel de sa carrière de professeur d'Italien au Lycée, il demeura à jamais attaché à cette terre rustique, difficile, envoûtante. Sa carrière d'écrivain est émaillée de nombreux prix et d'une reconnaissance dans son pays qui n'a malheureusement guère franchit notre frontière...

Pourquoi faire ici ce rappel biographique ? D'abord, parce que les références françaises qui lui sont consacrées sont chiches sur le net. Ensuite, parce que derrière les personnages, l'histoire, les thèmes que Carlos Sgorlon présente dans ce roman, sans être un seul instant autobiographique, tout cela lui est intimement lié et participent de son grand oeuvre.

Remontons alors le cours du temps. Nous sommes précisément au tournant de deux siècles, le XIXème et le XXème. En Russie, c'est le Tsar Nicolas II qui est l'empereur depuis 1894. Il hérite d'un empire immense mais dont plus des trois quart de la superficie sont presque totalement inhabités, quasi déserts, loin de tout, difficile d'accès. Aussi son administration est-elle engagée dans un projet industriel pharaonique : la création du futur Transsibérien ! Et même si c'est durant les dernières années de règne de son père, Alexandre III, que ce chantier fut envisagé puis lancé, c'est bel et bien sous l'égide du "dernier des Romanov" que la plus éprouvante et épique entreprise en matière de chemin de fer pas comme les autres serait accomplie. Cependant un tel chantier ne se fait pas que dans l'esprit de quelques poignées d'ingénieurs : pour prendre vie, se bâtir, avancer, malgré les imprévus, les conditions climatiques, le mauvais fonctionnement des administrations, la corruption larvée, les innombrables obstacles imposés par la géographie, il faut des hommes, une quantité incroyable de bras et de mains, de force musculaire - nous sommes encore très loin des développements mécaniques que nous connaissons d'autant que la Russie de l'époque connaissait des retards politiques, sociaux, techniques flagrants au regard de ses consœurs occidentales, que l'empire tâchait, tant bien que mal, de rattraper.

Ainsi la Russie tsariste fera appel à toutes ses "forces vives" mais devant l'ampleur des besoins, elle sera un pôle d'attraction pour les travailleurs pauvres de Mongolie, de Chine et d'une partie de l'Europe. Parmi ces derniers, ce sont souvent les habitants des régions montagneuses régulièrement touchées par la disette, la pauvreté, l'absence de travail régulier qui sont les premiers à répondre. Et parmi ces paysans sans terre et sans emploi, nombre de frioulans, qui tailleur de pierre (pour les ouvrages de génie civil), qui bûcheron, qui simple manœuvre, tâcheron bon à tout faire. C'est ainsi que Valeriano, le narrateur unique de ce long et beau roman, est arrivé à Iekaterinbourg pour s'y reposer d'un séjour hospitalier dont on ne saura d'abord presque rien. Ce n'est sans doute pas un hasard puisque c'est dans cette ville que le Tsar et sa famille seront fusillés par les bolcheviques au début de la Révolution de 17 et que l'auteur ne retient d'ailleurs que le nom soviétique, Sverdlovsk. Par ailleurs, bien qu'évoqué ici et là mais seulement à demi mot, nous comprenons que le narrateur y connu une période de maladie mentale d'évidence essentielle malgré le peu qui nous en est dit. Une manière d'aborder par la bande ces heures de grand bouleversement durant lequel c'est tout un peuple qui fut pris d'une certaine folie émancipatrice ? Difficile à affirmer tant le texte de Sgarlon ne semble pas se situer sur le terrain du politique, où seulement de manière très lointaine et indirecte. Mais revenons-en à notre narrateur : après quelques semaines de convalescence, il va rencontrer et immédiatement tomber amoureux d'une jeune femme russe, Irina, qui aurait pu être une sorte de point final à son émigration, et un roman bien différent. Hélas pour lui - nous ne saurions en dire autant - cette rencontre digne d'un conte de fée va s'achever dans un drame aussi terrible qu'affreusement commun en cette époque : L'accouchement se déroule très mal et ce sont deux êtres, l'un aimé, l'autre porteur d'amour futur que l'italien perd subitement. Désormais, plus rien ne le retient dans cette ville qu'il ne connait pas et le démon qui lui a fait quitter ses montagnes le reprend : il lui faut poursuivre la route vers des contrées toujours plus lointaines vers cette Sibérie inconnue de presque tous, fascinante et effrayante à la fois, s'enfoncer jusque dans un village perdu, totalement oublié du monde, dans la région du lac Baïkal, à quelques encablures de la frontière russo-mongole, dont il finit presque par douter de la réalité tandis que le chemin se fait âpre et que nul de ses compagnons de voyage n'en a jamais entendu parler : Kirkovsk.

Il n'est cependant pas seul dans cette odyssée : avec lui sont partis Marco, un jeune homme tout juste sortit de l'adolescence, insouciant, immature, plein d'amour pour son prochain et de respect pour ses aînés, un type simple au cœur pur, qui n'a encore jamais connu de femme et qui a pris la route parce qu'il fallait bien travailler, qu'il est l'aîné, que c'est comme ça ; l'autre compagnon, c'est Bastiano, un homme fait, d'un âge sensiblement identique à Valeriano (nommons-le ainsi, même si Sgorlon ne nous fera découvrir le prénom de ce narrateur tenant journal que très tardivement et une seule fois), c'est un tailleur de pierre lui aussi et il a déjà connu l'exil économique dans les mines et les forêts allemandes en particulier. Mais il a quitté le frioul depuis déjà si longtemps qu'il ne parvient plus à seulement se souvenir du visage de sa femme et de son enfant qui l'attendent, suppose-t-il. Lui, semble ne plus attendre grand chose, sinon assurer sa pitance tout au long du chemin de fer en construction.

Très vite, Carlos Sgorlon va nous faire découvrir ce petit monde perdu de Kirkovsk où Marco et le narrateur, principalement, vont parvenir à s'intégrer, non seulement entourés d'autres ouvriers frioulans qu'ils rencontrent là-bas, mais aussi de ces étonnants autochtones d'ailleurs eux-mêmes presque tous des pièces rapportées, échouées ici un peu antérieurement. Il y a cette Katia, une lituanienne fière, courageuse et dominatrice qui a déjà enterré ses deux premiers maris, sont troisième compagnon étant un certain Silvestro, des mêmes montagnes que nos trois arrivants. Il y a le jeune Falaleï, un adolescent devenu aveugle et qui jouera un rôle aussi magnétique que central dans le roman, une sorte de passeur d'imaginaire(s) qui va apprendre à se découvrir. Il y a bien entendu ce noble vieillard de quatre-vingt dix ans, Anataï, un ancien bandit de grand chemin kirghize, qui a passé trente années au goulag, mais qui a encore bon pied bon oeil, véritable centre de gravité de cet ensemble hétéroclite de destins individuels. Il y a encore Aïdym, une jeune kirghize sauvée par le précédent, tandis que son clan connaissait une disette épouvantable, et qui, depuis, est une prostituée à la dimension rien moins que biblique (bien que de confession musulmane) dans ce petit village de chasseurs et de bûcherons. Elle est tout à la fois la mère, l'amie, l'amante, la sœur et la sainte. On croisera des ouvriers, des anciens, un drôle de commerçant itinérant, un ingénieur qui n'en peut mais de devoir revenir tous les six mois dans cet enfer boueux de la "belle saison" sibérienne, loin de Moscou. Mais ces personnages ne sont pas les seuls protagonistes de cette sorte d'histoire - presque - sans fin. Il y a la taïga, d'abord, cette forêt énigmatique, dangereuse, labyrinthique, ensorcelante mais que bien peu se targuent de réellement connaitre et, surtout, de pouvoir y survivre sans y mourir de faim, de froid ou plus simplement dévoré par les loups ou tué par "Micha", surnom donné à l'ours. Il y a aussi ce vaste dessein, cette étonnante ligne de vie au futur toujours incertain, quasiment jusqu'aux derniers chapitres, et qui symbolise tout à la fois le temps qui passe, l'existence, la puissance sociale du travail mais aussi son absurdité, le destin des hommes, etc. Il y a enfin ce climat, ces saisons où se distinguent à peine automne et printemps, cet hiver interminable durant lequel chacun cherche à trouver des occupations, où l'on se retrouve autour d'un poêle à discuter sans fin, à se raconter la vie, à écouter des contes, à imaginer ce que serait la vie, si... A broyer le pire des noirs, aussi.

Au bout du bout, il y a cet homme en chemin, dont les rencontres souvent plus que les actions vont l'enrichir au-delà de tout, lui permettre de découvrir qui il est, ce qu'il veut, pour lui, pour après. Après que le train tant souhaité soit enfin passé, parce qu'on était venu pour qu'il y parvienne...

Étrange et captivant roman que le Coquillage d'Anataï. Un texte long comme un hiver sibérien, lent comme un grand fleuve, et qui se développe peu à peu, puissamment, mais sans qu'on parvienne toujours bien à comprendre comment il nous a amené d'un point à un autre. Roman de femmes et d'hommes simples, rudes, dissemblables et dignes, dans un espace tout à la fois immense - cette étrange Sibérie, ce chantier - et restreint - le temps passé au plus chaud des isba, la taïga, cette étendue ininterrompue d'arbres qui enferme ses prisonniers pour ne les rendre jamais s'ils n'en connaissent les règles -, et profond comme ce lac Baïkal proche et lointain à la fois, au sujet duquel se racontent des dizaines d'histoires toutes plus légendaires les unes que les autres. Un roman difficile à conseiller à qui ne sait prendre le temps - non qu'il ne s'y passe rien mais celui-ci vaut moins pour les événements qui s'y déroulent que pour les conséquences dramatiques, psychologiques, humaines qu'ils engagent, tôt ou tard. Il y a aussi tout ce légendaire, que l'auteur nous dévoile presque insidieusement, et qui est d'une puissance d'évocation incroyable, poétique et onirique. Roman d'un apprentissage autant si ce n'est plus que roman prolétarien - bien qu'il comporte des pages très riches sur ces destins ouvriers que le narrateur compare à des esclaves et même à ces prisonniers envoyés au goulag -. Un texte susceptible d'être refermé très vite, si l'on ne sait prendre patience et que l'envoûtement presque indolent de sa mise en route (une fois dépassé les deux premiers chapitres consacrés au drame initial) et cette trompeuse absence de rythme ne prend malheureusement pas ou, au contraire, de vous embarquer loin, très loin, bien après que sa dernière page en fut refermée.

Sans nul doute me faut-il absolument remercier Babelio et Les Editions du Rocher pour cette incroyable découverte d'un écrivain, hélas aujourd'hui disparu, et d'une plume d'une très grande force, d'une subtilité sans apprêt vaniteux, sans inutiles fioritures mais tout au cœur de l'humain, de ses doutes, de ses peines et de ses faiblesses mais, plus encore, de ses incroyables, de ses viscérales ressources.
Le Coquillage d'Anataï - même l'explication du titre, qui apparaît vers le mitan de l'ouvrage, est d'une merveilleuse poésie - est incontestablement le roman le plus pénétrant et le plus stupéfiant qu'il m'a été donné de découvrir à l'occasion d'une Masse Critique.
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