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Critique de Ingannmic


Curieusement, je n'avais jamais lu Georges Simenon. Étonnant, quand on pense que la bibliothèque parentale, dans laquelle j'ai pioché tant de mes lectures adolescentes (découvrant notamment Frédéric Dard, ou Boileau et Narcejac...) comptait pléthore de ses titres. Je crois que cela tient à un de ces a priori qui finissent par nous sembler légitimes, et dont on ne songe même pas à se défaire, instillé en moi par la vieillotte grisaille qui émanait, me semble-t-il, des adaptations télévisées sur lesquelles je ne jetais pas plus qu'un coup d'oeil distrait.. Et puis, à force d'entendre parler du bonhomme par des personnes très recommandables, j'ai fini par me convaincre que ma méconnaissance du troisième auteur de langue française le plus lu après Jules Verne et Alexandre Dumas, était une immense lacune.

Comme je ne fais pas les choses à moitié, que la bibliographie de Simenon est gargantuesque, et que j'adore ajouter des livres à ma bibliothèque, je suis passée du rien au tout, en décidant de me procurer l'anthologie en vingt-cinq volumes publiée chez Omnibus, dont les couvertures sont joliment illustrées de photographies du maître lui-même, prises lors de reportages qu'il effectua au début des années 30 en tant que journaliste. Bon, je n'en suis pour l'instant qu'à deux volumes, mais j'ai le temps...

Tout ça pour dire que le Mois Belge, organisé comme chaque année en avril par Anne, a été l'occasion rêvée de lire mon premier Simenon, et j'ai logiquement commencé par le premier titre du premier volume de cette anthologie..

Alors, verdict ?

Oh, il y a bien dans "La fenêtre des Rouet" quelques indices qui témoignent de son ancienneté (ce roman date de 1942) : des bas que l'on reprise, une petite-bourgeoisie parisienne confite dans des principes qui peuvent aujourd'hui sembler dépassés (quoique, je ne saurais en juger, s'agissant d'un milieu que je ne fréquente pas vraiment). Mais peu importe car la plume, elle, n'a pas pris une ride, l'efficacité stylistique s'accompagnant de la capacité de planter en quelques phrases un univers palpable, enrichi d'images évocatrices et pertinentes. L'intrigue est simple, elle tient d'ailleurs en une petite centaine de pages, et tourne autour d'une petite poignée de personnages, dont un, surtout, occupe son attention.

Dominique habite un immeuble du Faubourg-Saint-Honoré. Cette jeune quadragénaire est ce qu'on l'on appelle communément une vieille fille, bien qu'elle-même refuse se définir ainsi. N'a-t-elle pas après tout conservé la blancheur lisse de sa peau, et la jeunesse de ses traits ? Mais ce qui lui apparaît comme la préservation d'une relative fraîcheur physique, n'est en réalité que l'insipidité qu'elle doit à son immobilisme vital. Élevée dans le milieu rigide et fermé d'une noblesse désargentée, qui n'a gardé de son rang que principes étriqués et puritanisme mortifère, elle a été coupée de tout ce qui pouvait y paraître brutal ou vulgaire, selon les codes d'une bienséance excessive, rejetant toute joie, tout plaisir, toute spontanéité. Dominique vit seule depuis la mort de son père, l'autoritaire et indifférent Général Salès, dans un appartement qu'elle a pu conserver grâce à un charitable arrangement avec un lointain cousin. Elle n'a pas de fortune, n'a jamais connu l'amour, et vit plus que chichement, comptant les grammes de fromage et les bouts de chandelle (au sens propre comme au figuré), s'alimentant à peine, dormant tout aussi peu.

Alors elle vit par procuration, écoutant le bruit des ébats du jeune couple auquel elle loue une partie de son appartement, s'offusquant de leur capacité à se dénuder à n'importe quelle heure du jour mais ne résistant pas à les épier par le trou de la serrure. Et puis elle observe les membres de la riche famille Rouet, à travers les fenêtres de l'appartement d'en face. Les parents vivent à l'étage du dessus -la mère presque impotente mais qui régente le clan avec une tyrannique omniscience, le père souvent absent car pris par son travail-, et les enfants en-dessous : le fils insignifiant, souffreteux, alité car malade, et la bru, Antoinette, belle, vive et coquette, une vulgaire dactylo que le fils, l'unique fois où ce faiblard imbécile a fait valoir quelque volonté, a insisté pour épouser.

C'est dans l'antre de ce couple mal assorti, rendu étouffant par la chaleur mortifère du mois d'août, que se joue le drame dont Dominique est témoin : Antoinette omet volontairement de donner son traitement à son mari lors d'une de ses crises, provoquant sa mort. La curiosité méprisante qu'elle éprouvait jusqu'alors pour cette vulgaire parvenue d'Antoinette se transforme d'abord en fascination horrifiée, puis en un sentiment plus complexe, mêlant à une sorte d'admiration obsessionnelle une farouche volonté de comprendre et d'approcher sa voisine, de s'impliquer, ne serait-ce qu'à distance, dans la passion et la détermination que traduisent ses actes. Car si la personnalité transgressive d'Antoinette heurte la chaste inertie de sa destinée qui n'a jamais été en marge d'un quotidien monotone et écoeurant, Dominique réalise qu'elle a pourtant besoin de se frotter, de tourner autour de cette vie à la fois splendide et vulgaire qui l'impressionne. Et il y a, dans cet élan qu'éprouve soudain cette femme qui semblerait presque sans corps, tant elle en a banni toute sensation, comme l'expression refoulée d'un désir sensuel latent, l'aveu inconscient d'un manque charnel qu'elle n'osera jamais s'exprimer clairement. La justesse et la précision avec lesquelles Georges Simenon évoque les détails de l'existence mesquine de Dominique, puis sa prise de conscience de la vacuité de cet effacement distingué qu'on lui a inculqué, de l'attachement à ces menus gestes du quotidien qui ne servent qu'à bercer la solitude à laquelle l'a condamnée son impuissance à vivre, créent entre le lecteur et son héroïne une proximité qui rend sa chute d'autant plus poignante.

Pour l'auteur, ce titre entrait dans la catégorie de ce qu'il appelait ses "romans durs", et il y a bien, oui, quelque chose de profondément brutal et douloureux, d'obscur, même, dans l'inexorable effondrement de Dominique.
Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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