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Critique de Woland


- "Tu entends, Georges ? ..." Oh ! oui, en partance pour l'Afrique occidentale qu'il regagne après ses noces, Georges Bodet entend. Il entend dans l'avion. Il entend dans les voitures qu'il leur arrive de prendre, lui et sa femme - "Henriette mais vous pouvez m'appeler "Yette" - pour se rendre au poste de Georges ou revenir après les courses au village. Plus que probablement, il entend chez lui, tout le temps, ou presque. Jusque dans le lit conjugal, finit par penser un lecteur aux oreilles bourdonnantes, partagé entre l'amusement et la gêne. Oui, le pauvre Georges entend partout.

C'est un homme qui ne paie pas de mine, Georges. Travailleur mais sans grande ambition, le genre "pépère" et routine. Il a déjà quelque temps de Congo belge derrière lui et là, il revient marié parce que ça ne pouvait plus durer - et puis aussi parce qu'il faut bien faire comme les autres et se marier. Très important, ça : faire comme les autres - on reste dans le rang et on évite les malheurs ... Comme tant de colons envoyés là-bas par les innombrables compagnies qu'on est tenté, de Simenon en Simenon, de rebaptiser pour en finir "La Compagnie" tout court, la solitude de la brousse, séduisante et même reposante au tout début, a fini par lui peser. Avec une épouse, peut-être, tout sera différent. En tous cas, on le lui a assuré et puis Yette ne veut plus attendre, là-bas, en métropole.

Et Yette est têtue.

Si seulement, elle pouvait cesser de répéter trente-six fois par jour à son époux, cette pauvre Yette qui n'est vraiment pas une lumière : "Tu entends, Georges ? ..."

Arrivé par le même courrier, Ferdinand Graux, qui a sa petite exploitation personnelle non loin du village de Nyangara et a pris ses aises dans ce genre de vie si spéciale qu'on mène aux colonies. Tenez, il a une jeune (19 ans), jolie et timide servante-maîtresse, Baligi, tant il est vrai que, quel que soit le pays colonisé, le colonisateur considère toujours la femme autochtone comme l'une de ses possessions. Avec sa petite fortune personnelle et une tête bien faite et bien pleine sur les épaules, Graux a fait son trou au Congo belge : il était, comme qui dirait, fait pour ça.

Jusqu'à ce qu'il croise la route de lady Makinson, riche Anglaise dont le jet privé a eu un accident non loin de sa plantation. Pas de morts, rien qu'une blessée, lady Makinson en personne, et surtout une hélice brisée qui mettra plusieurs semaines à arriver d'Angleterre. Pendant ce temps, avec l'aisance parfaite (qui ressemble parfois à un sans-gêne inconscient) des gens de sa caste, la jeune femme tue le temps tout d'abord en accaparant l'espace de vie du maître de maison, à commencer par sa chambre car elle s'est blessée au genou, en poursuivant en parallèle sa liaison, aussi antique que sans passion véritable, avec son vieil ami, le capitaine Philps, dit "Buddy", qui l'avait accompagnée dans son excursion africaine, et enfin, vite lassée par ce petit trou perdu dont on a aussi vite fait le tour, avec ou sans canne, en cherchant plus ou moins à découvrir ce qui donne à Ferdinand Graux - "le Blanc à Lunettes", comme le surnomment les Indigènes qui, non sans raison, ont réalisé très vite que, s'il ôte ses lunettes, il fait vraiment aussi jeune que les vingt-huit ans de son passeport - l'espèce d'indolence et le recul qui paraissent le caractériser.

Du côté des Godet, les choses ne s'arrangent pas. On ne sait pas si Georges entend toujours mais ses relations avec son supérieur hiérarchique et sa snob d'épouse ne sont guère au beau fixe. Et Yette ne fait rien pour arranger les choses. Autant un type comme Graux se trouve à sa place dans ce pays de chaleurs éternelles et de pluies acharnées, autant la pauvre Henriette aurait plutôt la sienne dans une sous-préfecture paisible de la Métropole. Et puis, il faut bien l'avouer - et tout le monde est d'accord sur ce point, Noirs et Blancs - il semble que Georges, homme pourtant d'habitude de bonne composition, ne supporte plus du tout son épouse. Ce n'est pas qu'elle soit du style mégère, la pauvre fille, mais elle est si ... si stupide et plus encore, si irritante, si stressante - sans même s'en rendre compte d'ailleurs ...

Tu entends, Henriette ? ... ;o)

Rôdant de-ci, de-là, par les cases, la brousse et les demeures éparpillées des Blancs, le Drame n'attend donc que l'occasion propice pour lancer son premier et terrifiant coup de cymbale. Peut-être même l'a-t-il déjà fait et ne l'avons-nous pas perçu - entre Graux, la Makinson et ses flirts, les larmes de la pauvre petite Baligi qui aime sincèrement son "employeur", les éructations fleurant le whisky d'un voisin anglais qui connaît bien sûr lady Makinson, les inserts dans une petite ville de province bien française où Emilienne, la fiancée de Graux, se demande, à la lecture des lettres de celui-ci, s'il ne serait pas prudent de le rejoindre sur le Continent Noir sans plus attendre, sans oublier la présence de chien fidèle de Camille, l'intendant de Graux .... En tous cas, les mâles blancs du coin pensent que Bodet ne fera pas long feu à Nyangara - et il y a gros à parier que, côté autochtone, on est à peu près du même avis.

A mes yeux, "Le Blanc A Lunettes" restera un roman certes "dur" mais assurément mineur dans la carrière de son auteur. Nous l'avons déjà dit et redit : on ne marque pas à tous les coups. L'écrivain belge possède toujours son merveilleux talent pour planter le décor et nous portraiturer ses personnages mais, pour une fois, l'intensité n'est pas au rendez-vous. En tous cas, pas avec la puissance habituelle. Or, nous nous sommes si bien habitués à elle depuis, par exemple, dans cette série de romans purement psychologiques, "Le Coup de Lune" ...

L'avenir donnera raison aux Noirs comme aux Blancs, avec la crise de dengue qui rattrapera le malheureux Bodet. Pour les autres, les choses finiront par s'arranger, je vous laisse découvrir comment, cela vous occupera tout de même de façon bien agréable. Même dans ses ouvrages les plus faibles - ou les moins forts, vous choisissez - la technique de Simenon, sa connaissance et parfois sa prescience des sentiments du coeur humain, sa façon bien à lui d'organiser ses intrigues, ne laissent jamais indifférents.

Toutefois, si vous voulez mon avis sincère, "Le Blanc A Lunettes" est sans conteste à réserver aux inconditionnels. "Faubourg", ouvrage qui le suit dans cette édition Omnibus, regagnera-t-il les sommets ? Je ne manquerai pas de venir vous en parler. A bientôt et bon week-end ! ;o)
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