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Critique de Woland


Cela faisait longtemps que nous n'avions longé la Seine avec le commissaire Maigret. Avec ce nouveau roman, on va y passer un bon bout de temps, non cette fois dans l'univers des péniches mais sur la terre ferme et dans un bistrot très particulier, dont je ne crois vraiment pas me rappeler qu'il porte un autre nom que celui de "Chez Calas." Dès le départ - ou presque - le lecteur devine qu'il va assister à un rapport de force entre deux personnalités aussi dissemblables l'une que l'autre en apparence mais qui, pourtant, bénéficient toutes deux d'une même prodigieuse capacité d'entêtement même si, pour atteindre à ce résultat, toutes deux aient emprunté des voies opposées.

Mais avant, honneur au cadavre, que les frères Naud, en train de remonter la Seine sur leur péniche "Les Deux Frères", vont, bien malgré eux, ramener à la surface. Enfin, quand j'écris cadavre ... Au début, il ne s'agit que d'un bras. Un bras d'homme en plus, ce qui étonne tout le monde car, pour des raisons précisées sans fard par l'auteur, ce sont en général les femmes, surtout celles qui travaillent dans la rue, qu'on découvre ainsi débitées en morceaux, au fond du canal Saint-Martin. Mais là, c'est sûr, vu les poils sur les phalanges du bras, c'est bien d'un homme qu'il s'agit. On appelle donc Victor, le scaphandrier assermenté et on lui fait rechercher les morceaux manquants. Tout finit par réapparaître, à l'exception de la tête, ce qui, par contre, n'étonne absolument personne car c'est ce qui coule le plus facilement et ce qui reste, dit-on, le plus profondément enterré dans la vase. Sans compter les assassins qui, doués d'un peu d'imagination, qui vont se débarrasser ailleurs de cet ultime trace de leur forfait ...

Nous le savons tous : le Hasard, ou ce que l'on dénomme tel, tient toujours une place importante dans nos vies. Pour le commissaire et ses enquêtes, c'est la même chose. Ainsi, comme le téléphone placé "Chez Popaul", le bar le plus proche du quai, se situe en plein dans la salle et permet à tout le monde d'entendre la moindre de vos paroles, Maigret s'en va à la recherche d'un autre, plus pratique parce que isolé dans une cabine. Or, cet appareil, il se fait qu'il le déniche "Chez Calas", un bar dans lequel il faut descendre deux marches avant de pouvoir commander quelque chose, un bar sombre, glauque mais déserté par la pègre, un petit bar d'habitués "où l'on peut apporter son manger", tenu par un certain Calas, pour l'instant en déplacement parce qu'il lui faut refaire ses provisions d'un délicieux petit vin blanc de pays qui fait miracle parmi ses clients, et par son épouse, Aline, la quarantaine, maigre mais racée, silencieuse si ce n'est quasi mutique et qui, de surcroît, semble indifférente à tout sauf au flacon de cognac dont elle va régulièrement prendre des gorgées dans sa cuisine. Tout de suite, cette femme, qui sort de l'ordinaire autant par son allure que par son comportement, attire et retient l'attention de Maigret. Et elle la retiendra jusqu'à la fin du récit ...

Si la salle du bar "Chez Calas" cultive les ténèbres et la somnolence, avec, tous les après-midis, le cliquetis sec des dominos sur la table de deux vieux habitués, c'est parce qu'elle recèle toute une histoire qui vient d'un passé bien lointain mais hautement explicite, dont Maigret entreprend, d'abord par curiosité, ensuite par nécessité, de remonter la piste. Je ne puis évidemment pas vous dévoiler l'intégralité du drame sur lequel il tombe mais sachez qu'il est bien noir, comme les aimait Simenon, et que, comme d'habitude, les actions du passé, que l'on a cru si longtemps sans conséquences, influent ici sur le présent - et sur l'enquête.

Plus qu'à la découverte du ou des coupables, c'est une fois de plus aux personnalités en présence que le lecteur s'attache : Maigret et Aline Calas s'affrontant en une lente danse qui a quelque chose d'une cérémonie rituelle, voire d'un exorcisme, c'est un spectacle qu'on n'oublie pas de sitôt. D'ailleurs, le mot "s'affronter" est-il adéquat ? Nulle haine entre eux, bien au contraire. Chacun est à sa place, la place qu'il s'est choisie et, comme dans une pièce de théâtre, chacun dit sa réplique en sachant parfaitement que, de toutes façons, ils devaient tous deux en arriver là un jour où l'autre. le Destin - ou le Hasard, comme vous préférez. Ni Maigret, ni Aline Calas n'ont de préférence précise : ils savent que la chose existe, c'est tout et, chacun à sa manière, l'un non sans regrets et l'autre avec cette passivité impressionnante de ceux qui se haïssent eux-mêmes au point de se suicider à petit feu, ils se soumettent.

Peut-être tout cela eût-il été légèrement différent si le juge d'instruction chargé de l'affaire n'eût pas été le grand ennemi de Maigret, le mondain juge Coméliau. Peut-être ...

Mais avec les "peut-être", on ferait comme avec les "mais" et les "si" : on mettrait Paris (et tous les cadavres que draine la Seine) en bouteille. Alors, contentons-nous de nous absorber dans "Maigret & le Corps Sans Tête" et de le savourer sans trop nous poser de questions tout en en déplorant la déprimante cruauté, celle qui marque certaines existences sans qu'on sache très bien pourquoi elle le fait avec la rage tranquille du fer rouge du bourreau. ;o)
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